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Re: Canaris, le faux résistant

Nouveau messagePosté: 26 Mar 2014, 14:07
de François Delpla
Relisant le chapitre de Kersaudy sur Canaris http://www.delpla.org/article.php3?id_article=600 , je tombe, p. 220, sur un document que j'utiliserai d'une manière diamétralement opposée à celle de l'auteur.

Il s’agit d’un télégramme adressé à Ciano par le chargé d’affaires à Berlin, Magistrati, le 16 août 1939. Il fait état d’une conversation récente entre Canaris et l’attaché militaire italien, le général Roatta. Selon l’amiral, il ne suffit pas, pour dissuader Hitler d’attaquer la Pologne, que Mussolini lui signifie (comme Ciano lui-même vient de le faire lors d’un séjour en Allemagne) que l'Italie n'est pas chaude pour entrer en guerre : il faudrait qu’il dise carrément qu’elle ne le fera pas.

Kersaudy commente pertinemment : "Le fait de mentionner le nom de Canaris dans la dépêche est contraire à toutes les pratiques diplomatiques, et d’autant plus inepte que le service des écoutes allemand connaît parfaitement le code italien." Mais il ajoute : "La chance de l’amiral Canaris est que le Forschungsamt qui décrypte le message est sous les ordres du maréchal Göring -complice servile d’Hitler mais opposant résolu à la guerre contre la Pologne." Le tout sans la moindre référence, en dehors du volume des Documents diplomatiques italiens qui contient le télégramme de Magistrati.

Remarques :

1) comment être sûr que seul le service d’écoutes de Göring intercepte et décrypte ce message ?

2) S’il avait l’exclusivité de ce genre de collecte, Göring devrait en faire adresser chaque jour un florilège à un certain nombre de services intéressés, à commencer par l’entourage militaire et diplomatique de Hitler. Il serait gravement fautif d’en distraire, pour convenances personnelles, un document aussi important. L’image que dessine cette interprétation est celle d’un pays beaucoup trop divisé, dans sa direction même, pour réaliser la moindre conquête.

3) un complice servile privant son maître d’informations vitales parce qu’il n’est pas d’accord avec une décision ? C’est pour le moins contradictoire !

Tout semble fait au contraire pour que la démarche de Canaris soit un secret de polichinelle. Ce qui invite à tirer les conclusions suivantes :

1) Hitler est décidé à déclencher la guerre en attaquant la Pologne le 1er septembre ; ni l’Angleterre ni la France ne pourront se dérober à leur engagement de la soutenir ; en revanche, il importe beaucoup, en cette mi-août, que ni Paris ni Londres ne se préparent à la guerre en la croyant fatale : Hitler a un besoin vital qu’on le croie hésitant et intéressé seulement par un tout petit bout du territoire polonais (Dantzig sûrement, son "corridor" peut-être), en sorte que jusqu’au déclenchement de l’attaque le monde entier croie que la guerre pourra être évitée, comme un an plus tôt à propos des Sudètes.

2) Pour faire croire qu’il hésite et pourrait reculer, étant donné qu’il est uni à l’Italie par un "pacte d’acier" offensif et défensif depuis le 22 mai, il a intérêt à ce qu’elle se dérobe, et le fasse savoir à l’avance, ce qui pourra induire Paris et Londres à penser que, plus isolé qu’il ne l’escomptait, il va hésiter à attaquer.

3) Son projet étant d’écraser la Pologne rapidement à la faveur du pacte germano-soviétique (point encore négocié ni signé, et guère attendu par Paris et Londres), pour se retourner ensuite contre la France, l’écraser rapidement et obtenir un rétablissement de la paix, il n’a aucune espèce d’intérêt à ce que l’Italie entre en guerre (et ne se résignera finalement à faire appel à son concours, en juin 1940, que pour hâter l’armistice français et achever de décourager l’Angleterre, devant la situation inattendue créée par l’arrivée de Churchill au pouvoir).

4) Canaris n’est probablement pas au courant des pensées qui précèdent, ni ne les devine ; cependant, il faudrait qu’il soit assez peu intelligent pour penser que l’affirmation, par Mussolini, de son refus d’entrer en guerre empêche le déclenchement de celle-ci ; et aussi pour s’épancher de la sorte devant le général Roatta sans lui faire, au moins, jurer le secret sur le nom de l’"importante personnalité allemande" qu’il a rencontrée.

5) Et comme il s’est épanché sans s'assurer du secret, il est difficile de croire qu’il ignorait le risque d’une interception, et plus encore qu’il comptait sur la discrétion de Göring pour que Hitler n’en sache rien.

6) Ce télégramme offre donc une belle preuve de la fausse résistance de Canaris, et des services qu’il rend à Hitler en se donnant des allures de résistant.

Re: Canaris, le faux résistant

Nouveau messagePosté: 27 Mar 2014, 17:34
de François Delpla
Une confirmation dans le livre de Karl Heinz Abshagen, journaliste et agent de l'Abwehr en Angleterre pendant les années 30. Ce livre de 1949 (aussitôt traduit sous le titre Le Dossier Canaris) va devenir la matrice de tout ce qui s'écrira sur la "résistance" de l'amiral, jusqu'à Kerjean exclu.
Non seulement il parle (p. 132-133) de la conversation avec Roatta mais il cite à son propos une page du journal de Canaris, datée du 17/8/39; après avoir dit que seules en subsistaient quelques feuillets, ceux qu'il avait permis à des amis de copier. Ce document confirme le télégramme de Magistrati : Canaris a pressé Roatta de faire en sorte que Mussolini annonce à l'avance son abstention. Il ajoute une donnée supplémentaire : Canaris a raconté cette conversation à Keitel ! Se cacher de Hitler était donc le dernier de ses soucis. De là à penser que le Führer avait été à l'origine de la démarche, il y a un pas... que je franchis volontiers !
C'est en tout cas une pierre de plus pour montrer que Hitler veut la guerre, et veut la circonscrire à quatre pays (Allemagne, Pologne, France et Angleterre), quitte à ajouter le Benelux au moment de servir... pour le gain du match.

Re: Canaris, le faux résistant

Nouveau messagePosté: 27 Mar 2014, 18:38
de Pigoreau
Jusqu'au point n°6, on peut vous suivre. Il y a, à mon avis, des choses discutables mais, globalement, c'est une interprétation possible. Ensuite, cela dérape puisque vous élevez au rang de "preuve" un télégramme qui, justement, ne prouve rien puisqu'il est susceptible d'être interprété de manière totalement opposée par des gens que l'on suppose de bonne foi. Par ailleurs, vous savez bien que l'opinion communément admise ne se fonde pas que sur ce télégramme. C'est le moins que l'on puisse dire.

Hitler, écrivez-vous, veut "circonscrire" la guerre à quatre pays (Allemagne, Pologne, France et Angleterre) ! C'est-à-dire à quelque chose comme le tiers (?) des terres habitées de la planète, ce que doivent représenter à l'époque le Commonwealth et l'empire français : l'Afrique du Nord, la majeur partie de l'Afrique noire, le Levant, l'Indochine, le Canada, une grande partie des Antilles, l'Inde, l'Australie, la Nouvelle-Zélande etc. En cas d'incendie chez moi, je vous interdis de venir m'aider à le circonscrire !

Re: Canaris, le faux résistant

Nouveau messagePosté: 27 Mar 2014, 19:15
de François Delpla
sur la conversation Canaris-Roatta : il est clair que Kersaudy se trompe en y voyant une menée clandestine de l'amiral; or s'il ne fait pas cela contre Hitler, il le fait à son service, il n'y a guère de moyen terme. Cela ne veut pas nécessairement dire qu'il connaît et partage tous les détours de la pensée dictatoriale, mais au moins il apparaît qu'il n'y a pas dans cette démarche la moindre résistance.

sur l'incendie : c'est, hormis la Pologne, à un territoire restreint d'Europe de l'Ouest que Hitler entend le circonscrire et il y réussit ma foi fort bien... jusqu'à l'arrêt, et l'arête, de Dunkerque.

Mussolini en guerre dès le 1er septembre, ce serait la porte ouverte à des embrasements incontrôlables.

Re: Canaris, le faux résistant

Nouveau messagePosté: 27 Mar 2014, 21:09
de Hippocampe
Bonsoir,

Certains se demandent si Kerjean a eu son diplôme d'historien dans un paquet-Bonux. Voici ce qu'on peut trouver sur certaines pages Internet :

1
Étudiant en histoire à l'Université de Bretagne occidentale, Éric Kerjean...
2
... Éric Kerjean a effectué ses études à la faculté Victor-Segalen, à Brest. Spécialisé en histoire antique, il choisit de s'orienter vers l'histoire contemporaine et intègre un master recherche.
3
Eric Kerjean : "J'étais en thèse, en histoire antique, et j'ai arrêté. Parallèlement, j'ai décidé de postuler à la DCRI, la Direction centrale du renseignement intérieur. En attendant, je me suis dit qu'il valait tout autant continuer mes études et aller faire un master en histoire contemporaine. Je voulais un sujet en rapport avec le renseignement et l'Allemagne nazie."

Sur Internet on trouvera aisément de + et du - sur son Canaris.


Pour ma part je lis ce livre en ce moment, ayant suivi les conseils de François Delpla. N'ayant pas tout lu je me contenterai de dire ceci :


Monsieur Kerjean, si vous me lisez,

Vous me faites souffrir.

je m'intéresse depuis longtemps au panier de crabe qu'était le sommet du IIIème Reich
(sûrement à cause d'une bizarrerie de ma matière grise)
pendant longtemps Speer a fait mon bonheur, j'y voyais un hippocampe égaré dans le panier et cela me provoquait un trouble plaisir
(sûrement à cause d'une sur-bizarrerie dans ma matière grise)
patatras
il y a vingt ans j'ai commencé à comprendre que cet hippocampe avait de grosses pinces
il y a dix ans j'ai cru comprendre qu'il avait tout le reste du crabe
je me rabattis sur l'amiral-hippocampe
vraiment pas un crabe, lui
il les couillonnait même, les crabes
repatatras
je découvrai Delpla
attention, attention, pas si sûr
de quoi, de quoi
et même sûr que non, lisez Kerjean
je vous lis, Kerjean
je souffre
ce panier n'était-il donc qu'un panier où ne vociféraient que des crabes durs et ne fayotaient que des crabes mous?
où chercher les hippocampes ?
trois paniers en-dessous ?
Gördeler, Stauff, Schulze-Boysen ?
dix paniers en-dessous
Sophie & Hans ?

H

Re: Canaris, le faux résistant

Nouveau messagePosté: 29 Mar 2014, 07:25
de François Delpla
Attention, Hpc, le second degré forumique donne souvent lieu à des palabres inutiles ! mais pour l'instant c'est semble-t-il la sidération qui l'emporte.

Revenons donc à notre mouton. Le télégramme de Magistrati existe, et il ne sied pas de l'écarter d'un revers de main, d'autant qu'il recoupe parfaitement, sur le point qui nous occupe, le document révélé par Abshagen.

De deux choses l'une :

-ou Canaris est un amateur incompétent, d'aller étaler un désaccord avec le Führer, sur un point et en un moment cruciaux, dans des oreilles étrangères et indiscrètes; son poste et peut-être sa liberté, voire sa vie, ne sont sauvés que par la bienveillance de Göring, ce servile docile qui converge avec Canaris, par une heureuse coïncidence, sur le point en question;

-ou il agit en sachant bien que Hitler risque fort de l'apprendre, et en n'y voyant aucun inconvénient.

Je choisis la deuxième solution, et elle ne me surprend pas. Non que Canaris soit lui-même servile et docile -il existe un Himmler et un Heydrich pour cela, et dans une autre sphère un Ribbentrop-, mais parce qu'il est un patriote qui joue la carte Hitler pour redresser les actions de l'Allemagne. Il sait que son chef civil et militaire est décidé à écraser la Pologne à partir du 1er septembre, et il l'aide à brouiller les pistes.

Nous ne savons pas tout et ne le saurons sans doute jamais, mais voilà ce qui peut se déduire avec sûreté des documents qui surnagent.

D'autres avis ?

Re: Canaris, le faux résistant

Nouveau messagePosté: 29 Mar 2014, 07:54
de JARDIN DAVID
L'avis de B PLOUVIER : première hypothèse.
JD

Re: Canaris, le faux résistant

Nouveau messagePosté: 29 Mar 2014, 08:09
de François Delpla
JARDIN DAVID a écrit:L'avis de B PLOUVIER : première hypothèse.


en tous points ? cela m'étonnerait !

François Delpla a écrit:De deux choses l'une :

-ou Canaris est un amateur incompétent, d'aller étaler un désaccord avec le Führer, sur un point et en un moment cruciaux, dans des oreilles étrangères et indiscrètes; son poste et peut-être sa liberté, voire sa vie, ne sont sauvés que par la bienveillance de Göring, ce servile docile qui converge avec Canaris, par une heureuse coïncidence, sur le point en question;

Re: Canaris, le faux résistant

Nouveau messagePosté: 29 Mar 2014, 08:38
de JARDIN DAVID
Je parle de l'avis de PLOUVIER décrivant un CANARIS très incompétent. Incompétent dans une attitude de trahison. Pas mention de ce télégramme. Mais il serait intéressant de lui poser la question.
JD

Re: Canaris, le faux résistant

Nouveau messagePosté: 29 Mar 2014, 08:44
de François Delpla
Bernard Plouvier, qui n'écrit pas que des bêtises, est ici prisonnier d'un postulat : il considère les antinazis allemands comme de purs et simples traîtres... et sent bien que Canaris n'est pas des leurs; il ne lui reste d'autre ressource que d'en faire un chef de service purement nominal et complètement dépassé, une sorte de Rantanplan perpétuellement à côté de la plaque.