margolin a écrit:Bonjour Romuald,
Tout d'abord, je suis heureux que votre dernier message ait une tonalité singulièrement plus constructive que le précédent , très "nantéesque" (excusez-moi, je fais une fixation, mais si vous lisez l'article référencé de Nanta, vous me comprendrez -enfin, j'espère). Je vais essayer de répondre à vos trois importantes questions:
1)Sur les sources: je n'ai jamais caché (c'est dans l'intro de mon bouquin) n'avoir pas utilisé de sources primaires en langue japonaise, faute de compétences en cette langue. Ca ne veut pas dire pour autant que je n'ai pas utilisé de sources primaires du tout, ou que je n'ai pas lu un très grand nombre d'auteurs et de témoignages japonais. Pour plus de détails, voici ce que j'ai répondu à Nanta sur ce point particulièrement sensible:
"
1) les investigations sur celles-ci sont incomparablement plus poussées que celles concernant les atrocités japonaises, ce qui fausse la comparaison ;
2) la place de l’anglais comme langue de communication est nettement plus importante en Asie-Pacifique qu’en Europe, dans la mesure où le français, l’allemand, l’italien, l’espagnol ou le russe sont bien plus couramment connus de chercheurs dont ce n’est pas la langue maternelle que ne le sont à ce jour le chinois, le japonais ou le coréen ; même en novembre 1943, à Tôkyô, le Sommet “de la Grande Asie” dut se tenir en anglais, au grand dam des dirigeants japonais ;
3) si, dans le pays du chercheur asiatique supposé, rien ou presque n’a encore été publié sur ces atrocités, je trouverais cela une excellente initiative, en espérant seulement qu’elle ouvre la voie à des études plus informées et plus approfondies.
Je ne commenterai par contre pas l’assertion gratuite et blessante selon laquelle mon attitude vis-à-vis des sources exposerait « le mépris dans lequel sont tenus ceux qui vivent, pensent et travaillent dans les langues dites « orientales », quelle que soit leur nationalité. » (p. 28).
Je n’irai évidemment pas prétendre que connaître le japonais ne m’aurait servi à rien. Cette méconnaissance n’est aucunement dissimulée dans mon ouvrage (cf. p. 23). Et, bien entendu, je ne m’en glorifie pas ! Cependant,.pour prendre pleinement en compte les victimes de l’armée nippone, il aurait aussi fallu utiliser des sources chinoises, coréennes, et si possible également indonésiennes, birmanes, thaïlandaises et vietnamiennes (au minimum).
2)Sur la structure du commandement japonais et le rôle précis de l'empereur, je crois avoir dit l'essentiel (ch. 1 à 3) sans pour autant rentrer très dans le détail. De bons auteurs l'ont fait avant moi (Bix vient immédiatement à l'esprit). Ce n'était pas vraiment mon sujet, centré, rappelons-le, sur les violences de guerre. .
3)Sur un fascisme japonais. La question est complexe, et au fond la réponse dépend de la définition qu'on donne du fascisme. Cependant les historiens sont de grands pragmatiques: le concept me paraît utile pour analyser le Japon militariste, car d'une part il met l'accent sur l'"esprit d'une époque" bien particulière, et sur la cohérence entre les visions du monde ainsi que les pratiques extérieures de l'Allemagne, de l'Italie et du Japon; d'autre part il permet de distinguer le Japon militariste des dictatures "simples", y compris celles de l'époque. La dynamique me paraît tout autre.
En premier lieu, cette mystique nationaliste censée occuper l'horizon entier de l'affect, et qui dégénère aisément en racisme et en haine; le culte de l'Etat, face auquel l’individu ne compte pas; l’obsession morbide de l'acte viril, même quand il s'agit en fait d'un suicide; et jusqu’à cet anticapitalisme sentimental, qui se transcende en un antimatérialisme plutôt flou. Le culte du Chef est en fait présent au Japon aussi, bien qu'il ne s'agisse pas du chef réel. Mais le Tennô rassembla sur sa personne autant de délires qu’un Hitler et induisit plus de drames qu'un Mussolini; sans lui le système s’effondrait, même si ce n’était pas lui qui l’impulsait. Enfin, comme dans les régimes fascistes, et à la différence des régimes communistes, la violence est bien plus extrême et plus massive à l'étranger que dans le pays d'origine. Dans celui-ci, la mystique de la “communauté populaire” (Volksgemeinschaft) constitue un frein à la brutalité: même les communistes ne peuvent en être exclus. L’envers de cette mystique est l’absence de tout scrupule autre que de stricte opportunité concernant l’usage de la violence sur les autres peuples, qui ne sont là que pour servir les desseins sublimes de la nation (ou de la race) dominante."
Même type de réponse pour le totalitarisme. L'application du concept au cas japonais est encore plus problématique que pour le fascisme. J'ai plutôt parlé dans mon livre de "velléités totalitaires", car il faut faire place au minimum de tolérance, voire de pluralisme qui subsista toujours au Japon. Mais, de ce point de vue, les régimes habituellement considérés comme totalitaires (Allemagne, Italie, URSS, Chine, Cambodge...) différèrent eux aussi énormément les uns des autres. Réponse pragmatique: sans le concept de totalitarisme, comment mettre suffisamment en valeur l'intensité de la mobilisation idéologique,de l'encadrement de la population, et de l'adhésion durable de la population aux buts essentiels du régime?
J'espère avoir été assez clair.
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Merci pour vos réponses !! J'ai effectivement été un peu prompt dans ma réponse à Shiro, mais d'une part, comme vous vous en doutez, le mode d'intervention des forums, sur lequel on répond souvent à la va-vite, entre deux activités, prédispose quelquefois à des commentaires courts et peu nuancés. Bref, je répondais avant tout pour moi-même qui ait lu votre livre il y a quelques mois et y ai trouvé en fait une synthèse de ce que j'avais déjà lu ailleurs, ce qui n'enlève toutefois rien à sa valeur intrinséque.
De façon plus claire, je réécrirais donc ma position pour les participants à ce forum, et
recommande ici l'ouvrage de M. Margolin à quiconque s'intéresse au sujet des crimes de guerre de l'ère Shōwa et ne croule pas sous les monographies sur ce thème comme moi-même. Vous y trouverez
pour la première fois en français une bonne revue globale des différentes exactions commises au nom de l'empereur Shōwa et une analyse objective des mécanismes conduisant à ces exactions.
Sur les points précédemment invoqués :
1) Il est exact qu'il est très possible d'écrire un ouvrage de qualité sur les crimes commis lors de la
Dai-tō-A sensō sans lire le japonais, le mandarin ou le coréen et vous l'avez prouvé. Néanmoins, s'il est exact que nombre de délibérations lors de la Conférence de la Grande Asie Orientale ont eu lieu en anglais, les archives du ministère de la Grande Asie Orientale et la majorité des journaux qui ont couvert l'événement et comme les publications de l'
Asahi, du
Mainichi et surtout le célèbre
Shashin shūhō, sont en japonais... Ces archives apportent d'autre part un éclairage exceptionnel quant à la représentation du
heitai dans la propagande et à la récupération du concept de
bushidō, tel que présenté aux citoyens nippons qui explique notamment la distanciation entre la perception par la nation des actes commis outre-mer et la réalité.
En ce sens, je crois que sur ce point on ne peut reprocher aux commentateurs, dont le rôle est de critiquer (sauf abusivement), d'avoir le réflexe de comparer des auteurs qui, comme par exemple Mitsuyoshi Himeta ou Yoshiaki Yoshimi ont l'occasion de dénicher dans les archives millitaires des documents inédits, ou comme l'américain Peter Wetzler et la chinoise Zhifen Ju, d'appporter une nouvelle interprétation à des documents, à d'autre auteurs qui doivent se limiter aux recueils de témoignages des victimes ou des vétérans ou à des analyses faites en anglais.
2) La structure de commandement est à mon sens intimement liée aux «violences de la guerre» sur deux points principaux : bien sûr la sanction mystique apportée par le
commandant suprême-émissaire divin, mais aussi plus spécifiquement, l'utlilisation des armes chimiques et biologiques par l'armée shōwa en Chine. On sait que l'utilisation des gaz toxiques était si fréquente en Chine qu'un officier (
taii) était spécifiquement assigné au sein du bataillon d'infanterie à la supervision de l'emploi de ces armes.
Or, selon Yoshimi, l'emploi des armes chimiques était supervisée par ordre direct et personnel du
tennō, qui s'en arrogeait le contrôle par le biais du chef d'état-major de l'armée (dont le prince Kan'in) et l'usage des armes bactériologiques était également contrôlé par le
Daihonei. J'aurais aimé vous lire à ce sujet et donc connaître votre position sur un point qui, s'il s'avère fondé, apporte une lumière particulièrement révélatrice sur le mépris des conventions internationales par le régime shōwa, sur le fonctionnement de l'état-major et incidemment l'implication directe de la famille impériale dans les crimes de guerre.
Rappelons aux lecteurs que selon le
Symposium International sur les Crimes de la Guerre Bactériologique tenu en 2002, l’utilisation d’armes bactériologiques par l’armée impériale et les expériences menées par les unités d’Ishii ont entraîné la mort d’au moins 580 000 personnes en Chine. Selon Ming Xuan Qiu, plus de 50 000 civils de la région de Quzhou seraient notamment morts de la peste et du choléra suite à une opération nipponne dans le secteur... Si les chiffres demeurent sujets à caution, la réalité de l'utilsation de ces armes par les troupes nipponnes n'est certes plus à démontrer conmpte tenu la multiplicité des sources.
De plus, et surtout, cette question de la structure de commandement est intimement liée au point très juste que vous invoquiez ici :
«
Pour la quasi-totalité des Japonais, y compris de gauche, c’est la guerre elle-même qui est la grande responsable des horreurs qui l’ont accompagnée. Ne sont stigmatisés (par la gauche) que les dirigeants militaires et civils du Japon de l’époque - d’où aussi le poids excessif de la “question de l’empereur” dans l’historiographie. Les Japonais de toutes tendances ont tendance à se considérer comme les premières victimes de la guerre, ce qui transparaît jusque dans les musées et mémoriaux d’orientation pacifiste, comme ceux d’Hiroshima ou d’Osaka. »
En effet, il est plus facile de se sentir exonéré de toute responsabilité si le symbole même de l'état, le
tennō se retrouve lui-même exonéré de tout blâme alors que, sans bénéficier de la couverture médiatique de ses pendants occidentaux ou même des premiers ministres, il était présenté dans les médias jusqu'à 1945 comme le commandant suprême et le père bienveillant de la nation Yamato cautionnant la
guerre sainte et la
libération de l'Asie orientale...
3) Sur l'emploi du terme «fasciste», je comprends et partage votre analyse de la nature du régime impérial, mais je trouve néanmoins dangereux d'importer un terme étranger pour qualifier un système. Ainsi, le
kokka shugi (nationalisme étatique), un concept d'identité nationale exaltant la nation et l'état, m'appparaît plus spécifique pour qualifier l'autoritarisme mystique et exclusif propre au régime impérial et moins susceptible d'entraîner une confusion des concepts. Comme vous le savez, le régime impérial se distingue en effet du fascisme notamment par son imbrication avec le
kokka shintō, qui fait du
tennō, le trait d'union entre le visible (
utsushiyo) et l'invisible (
kakuriyo) et son caractère collégial, propre à la tradition millitaire nipponne.
Sur ce, je vous remercie pour votre attention et j'encourage toute personne désireuse de se familiariser avec ce sujet à
acheter et à lire l'ouvrage de M. Margolin !!