Johann Chapoutot ne doit pas devenir un bouc émissaire. Son aura de "spécialiste français du nazisme" est mise en cause d'une façon parfois injuste.
Auteur de deux livres de fond (
Le national-socialisme et l'Antiquité, 2006,
La loi du sang, 2014),
correspondant respectivement à une thèse et à une habilitation,
d'essais plus légers, de manuels et de recueils d'articles
( son parcours est intelligemment résumé dans wikipedia
https://fr.wikipedia.org/wiki/Johann_Ch ... cite_ref-8 ),
auteur également d'une carrière universitaire météorique qui l'a amené à une chaire de professeur en Sorbonne à moins de quarante ans,
Johann Chapoutot est depuis quelques années au creux de la vague, en proie à une contestation croissante. Son aura de "spécialiste français du nazisme" est scrutée d'un scalpel parfois injuste.
La contestation, si l'on met à part mes propres avertissements à partir d'une recension de
La loi du sang mise en ligne en 2014
https://www.delpla.org/site/articles/ar ... XFD8n9rlmA , commence en 2017 avec une réaction de trois historiens
https://www.delpla.org/site/articles/ar ... "e=194 , Tal Bruttmann, Frédéric Sallée et Christophe Tarricone, "spécialistes du nazisme et de la Shoah", à une interview de Chapoutot dans le média en ligne Le vent se lève
https://l.facebook.com/l.php?u=https%3A ... kknccVY_kl . Ils réagissent notamment au titre qui résume l'exercice : « Les nazis n’ont rien inventé. Ils ont puisé dans la culture dominante de l’Occident libéral ». La cible est alors classée, de façon péjorative, à gauche, l'organe étant présenté comme "proche de la France insoumise" et l'historien accusé de trop mettre l'accent sur les responsabilités du patronat allemand - un mythe pourfendu dans les années 1980 par Henry Turner et resservi tout cru par l'interviewé quand il déclare :
"Les nazis ont été vus comme les derniers remparts possibles contre une révolution bolchévique. D’où la lettre ouverte de novembre 1932 à Hindenburg qui l’appelle à nommer Hitler chancelier, signée par des grands patrons de l’industrie et de la banque. Le parti nazi reçoit des soutiens financiers considérables. C’est grâce à eux qu’il peut fournir à des centaines de milliers de SA des bottes, des casquettes, des chemises, de la nourriture. Les campagnes électorales des nazis coûtent une fortune, notamment du fait de l’organisation de leurs gigantesques meetings ; Hitler ne cesse de se déplacer en avion, à une époque où l’heure de vol est hors de prix. Les mécènes qui financent le parti nazi voient en lui le dernier rempart contre le péril rouge. Ils sont gâtés, car d’une part les nazis détruisent de fait la gauche allemande, les syndicats, l’expression publique ; de l’autre, ils relancent l’économie comme personne ne l’avait fait avant eux par la mise en place de grands travaux d’infrastructure à vocation militaire, et par des commandes d’armement inédites dans l’histoire de l’humanité. Les commandes d’armement font travailler le charbon, l’acier, la chimie, les composants électriques, le cuir, la fourrure, la mécanique, l’aviation…
Les industriels savent très bien que l’Etat allemand ne peut pas financer ce qu’il est en train de faire. L’Etat commande des chars, des avions, mais ne paie pas ; il joue un jeu assez complexe et plutôt malin (je vais simplifier, mais le principe est là). Il paie les industriels en bons à intérêt… et leur déclare que ceux-ci seront versés grâce au pillage de l’Europe. Tout le monde est au courant, les industriels au premier rang, parce qu’ils ne sont pas payés, ou très peu : l’heure des comptes va sonner plus tard, quand le Reich aura les moyens d’envahir l’Europe. Les industriels ont donc été les complices et les bénéficiaires du Reich."
Bruttmann, Salée et Tarricone répliquent pertinemment, en se réclamant de Turner :
"la « lettre ouverte » adressée par des grands patrons à Hindenburg en novembre 1932, qui montrerait la collusion entre les milieux d’affaires et Hitler, évoquée par Johann Chapoutot offre un exemple intéressant à bien des égards. Sur le brouillon initial de ce document, présenté lors de l’instruction menée contre Gustav Krupp au procès de Nuremberg, figurent certes les grands noms de l’industrie et de la finance allemande que sont Krupp, Siemens ou Bosch, mais, dans sa version finale, il ne s’en trouve plus qu’un seul, Fritz Thyssen.
Fin 1932, l’attitude de ces milieux est encore loin d’être ouvertement favorable à Hitler, et les finances du parti s’en ressentent."
Ces prémisses préfigurent la grande joute ouverte depuis quelques semaines au sujet du dernier livre de Chapoutot,
Libres d'obéir : Le management, du nazisme à aujourd'hui . L'auteur est souvent mis en accusation à partir du sous-titre, qui peut donner l'impression que le management actuel a sa source tout entière dans le nazisme -une impression démentie par le livre. Il n'en reste pas moins qu'on peut reprocher à bon droit à Chapoutot de mal comprendre le nazisme, en prétendant qu'il n'a "rien inventé" et en faisant de lui une simple variante du libéralisme occidental. Pour autant, les critiques qui accusent à présent Chapoutot de "complaisance envers le nazisme" témoignent d'une faible connaissance de son oeuvre et de son parcours.
Sans avoir lui-même inventé cette démarche, il s'inscrit dans une tradition éclose à la fin des années 1980, qui consiste à prendre le discours nazi au sérieux et à explorer sa logique, au lieu de n'y voir qu'un délire irrationnel de bas étage. Une tradition dont le Suisse Philippe Burrin a longtemps été le phare, qui a été relayée dans les années 2000 par Edouard Husson et dans laquelle s'inscrit aussi, quoique de façon partielle, l'oeuvre d'Ian Kershaw.
Pour en revenir à l'article de Bruttmann, Sallée et Tarricone, leur juste critique de la vision traditionnelle de Chapoutot sur le soutien patronal à Hitler avant 1933 leur fait tordre beaucoup trop le bâton dans l'autre sens ; "jusqu’en 1934, le pilier central du NSDAP est formé par les SA, qui comptent alors 3 millions d’hommes.
Durant les années 1920, ils sont des centaines de milliers, constituant l’épine dorsale du parti et sa principale force. Surtout, ils incarnent une aile « anti-capitaliste » qui effraye les milieux conservateurs auxquels appartient l’essentiel du grand patronat, à plus forte raison que le programme en 25 points du parti, adopté en 1920, est profondément anticapitaliste, promettant aux grands industriels et banquiers qui incarnent ce libéralisme honni la destruction « par le fer et le feu », comme le dit l’historien David Schoenbaum. Des figures de premier plan du nazisme comme Ernst Röhm ou encore Gregor Strasser revendiquent que le NSDAP soit avant tout un mouvement prolétaire, luttant contre un « capital » qui serait l’incarnation de la « puissance juive »."
Ces excès de tous bords font l'économie d'un examen minutieux de la politique orchestrée par Hitler. Laquelle consiste, dans une foule de domaines, à user simultanément de la séduction et de la menace. Ainsi le mouvement SA, loin d'être à un moment quelconque l'épine dorsale du parti nazi, est de tout temps un instrument dont usent ses dirigeants pour effrayer le bourgeois, par ailleurs courtisé - comme le montre le très précoce soutien des entrepreneurs Bechstein et Bruckmann et l'idolâtrie de leurs épouses envers le jeune Hitler, coqueluche de leurs salons. Peu à peu mise au point, la tactique est bien rodée à la fin des années 20, quand une aile gauche parfois violemment ouvriériste, incarnée par Gregor Strasser, est équilibrée par l'action d'un Göring, président du groupe nazi au Reichstag et chargé de rassurer les milieux huppés berlinois. Surtout, en janvier 1929, un efficace et docile bureaucrate nommé Heinrich Himmler est placé par Hitler à la tête de la milice SS, une branche des SA chargée de la protection des dirigeants, qui dès lors connaît un développement exponentiel, entreprend d'écrémer les meilleurs étudiants pour en faire ses cadres et échappe à la direction SA, avant de l'étrangler lors de la nuit des Longs couteaux (30 juin 1934). L'une des limites que doit à présent dépasser le travail de Chapoutot pour rester fécond est sa méconnaissance du jeu et des talents de Hitler, comme du rôle de son obsession antisémite personnelle dans le tour que prennent les événements. L'avis de l'auteur
https://blogs.mediapart.fr/perso/contri ... Xprz4kadec sur la réédition de Mein Kampf («Cette focalisation sur "Mein Kampf" a l’inconvénient d’encourager une lecture hitléro-centriste du nazisme» - Libération, 26 octobre 2015) est emblématique de cette cécité. Mais là-dessus Bruttmann, Sallée et Tarricone ne sont pas en reste : pour démontrer que l'Occident n'était pas nazi, ils ne craignent pas de donner de généreux brevets d'antinazisme, plus ou moins antidatés, à Roosevelt et même à Daladier ! Il est vrai qu'une histoire des relations internationales entre 1933 et 1939, en intégrant la dimension de l'habileté et du doigté hitlériens, reste à écrire.
En conclusion provisoire, ni l'effacement de Hitler ni sa sous-estimation ne sont plus tenables et, inversement, faute de prendre ce facteur en compte, les polémiques, souvent tributaires d'enjeux politiques contemporains, restent stériles.