Johann Chapoutot n'est pas, comme on le lui dit complaisamment au point que peut-être il a commencé à le croire, un spécialiste du nazisme, mais de son idéologie, qu'il étudie au moyen de sources en partie nouvelles.
Du nazisme en action, de son histoire politique, il n'a que des connaissances convenues et fort peu revues à la lumière des recherches récentes. Quand il lui est arrivé d'en traiter dans un livre sur les derniers mois de 1932,
il a enchaîné les poncifs
https://blogs.mediapart.fr/.../le-meurtre-de-weimar... .
Les limites, pour l'instant, de cette recherche tiennent principalement à une impasse sur le créateur et maître de cette idéologie et de ce mouvement. Non content de sous-évaluer Hitler et son influence, Chapoutot ne veut pas les connaître du tout, et y réussit très bien, notamment quand il cosigne un livre sur la question
https://www.nonfiction.fr/article-10030 ... hitler.htm .
Renvoyant de manière désinvolte à trois biographies beaucoup plus longues, il montre qu'il en a lui-même gardé la lecture pour plus tard en hypertrophiant certains préjugés. Ainsi, là où l'antinazisme traditionnel dit que le chef nazi a commis des erreurs pendant la bataille de France, heureusement corrigées par certains généraux, Johann Chapoutot et Christian Ingrao professent qu'il cheminait “au pas du fantassin” de la guerre précédente, et n’entendait rien à la motorisation.
Poursuivant dans cette voie, Chapoutot, en son dernier opus, met en rapport le nazisme et le management en évoquant fort peu Hitler, et beaucoup un de ses "généraux" en la matière, l’officier SS Reinhard Höhn. Et une fois de plus il pousse à l'extrême une idéologie pseudo-scientifique appelée "fonctionnalisme" dont les pères fondateurs, Martin Broszat et Hans Mommsen, étaient au moins de bons historiens du politique. Si leur nazisme était excessivement divisé en bandes rivales, ils n'oubliaient tout de même pas, le premier surtout, de rendre à César son rôle dans les décisions les plus importantes. Et, sur ce chapitre, ils mettaient les mains dans le cambouis des archives.
Hitler était précisément épris de motorisation et, plus généralement, de modernisation. Ami de Ford, admirateur de l'efficacité américaine, il était lui-même en rapport avec Charles Bedaux, l'un des successeurs de Taylor - une relation encore mal connue, sur laquelle l'attention a été attirée depuis une vingtaine d'années par le biais des missions politiques que Hitler lui confiait -notamment celle de chaperonner le couple Windsor. Plus récemment, j’ai découvert dans la célèbre série 3W des archives de Pierrefitte des télégrammes dont l’importance n’avait pas été perçue. Ils établissent qu’au moment le plus délicat de l’Occupation, à savoir la crise ouverte par le renvoi de Laval 13 décembre 1940, Bedaux converse avec un représentant du gouvernement de Vichy puis fait un saut en Afrique du Nord pour rencontrer le proconsul Weygand, début janvier. Alors que le 25 décembre, rencontrant l’amiral Darlan, Hitler avait exhalé sa méfiance envers Vichy, voilà que ce messager raconte qu'en fait Hitler n'est pas si fâché que cela et a toute confiance en Weygand ! (cf.
Hitler et Pétain, Nouveau Monde, 2019, p. 247-264)
J'interprète cela (avec d'autres éléments à l'appui) comme le signe 1) que Hitler a craint un moment que la situation lui échappe (par un départ de Pétain en AFN ou au moins une dissidence de Weygand); 2) qu'il était assez intime avec Bedaux, et assez confiant dans ses talents comme dans sa loyauté, pour lui confier une mission aussi vitale que délicate. Reste à savoir comment s’était nouée la relation entre Hitler et Bedaux : par le biais de son activité d’ingénieur en management ? L’avenir le dira peut-être.
Hitler savait écouter et déléguer -une autre réalité longtemps niée, en dédaignant l'avis de témoins aussi bien placés que le général Jodl. Il faudrait peut-être commencer à voir sous un autre angle sa relation avec Speer. Outre un ami peu politisé qui lui permettait de satisfaire sa passion de l'architecture, il a su en faire l'ordonnateur de ses pompes de Nuremberg et d'ailleurs, dans une coopération féconde avec Leni Riefenstahl, puis le digne successeur de Todt au ministère de l'Armement. Pygmalion, lui, n'avait créé Galatée qu'une fois !
Todt meurt dans un accident hautement suspect, sur lequel une enquête est confiée à Hans Baur, le pilote de Hitler et son complice en plusieurs affaires louches. Sacrifier un compagnon d'avant le déluge devenu un ingénieur indépendant d'esprit, qui avait diagnostiqué dès la fin de 1941 l'impossibilité matérielle de vaincre l'URSS, en le remplaçant par sa propre créature, était bien dans la manière du personnage, mais rien n'est prouvé. Ce qu'on peut en retenir, c'est que Hitler, pour tenir le plus longtemps possible dans une guerre qui tourne mal, remobilise ses industriels sous la conduite d'un manager efficace, doublé d'un diplomate qui sait comment prendre les patrons et qui a commencé à faire ses preuves sur les chantiers de Berlin.
Ainsi, la vieille conception militaire prussienne de l'Auftragstaktik est peut-être à l'honneur aussi dans l'industrie, mais elle ne s'oppose nullement à un fort degré de centralisation.
Comme l'histoire politique, l'histoire économique du Reich est encore dans l'enfance et là aussi la sous-estimation des talents de Hitler a retardé la formulation d'un grand nombre de questions. Par exemple, la pluralité des équipes qui travaillaient à l'invention d'armes nouvelles a-t-elle, comme on l'écrit encore - et comme Chapoutot le fait dans ce livre- été à l’origine de gigantesques gaspillages ou au contraire d'une féconde émulation, arbitrée au sommet en temps utile, et l'Allemagne a-t-elle été ici plus efficace ou moins que l'Angleterre ou l'Amérique ? Il serait temps de se le demander. Mais le livre pionnier de Paul Kennedy
est encore centré sur un seul camp
https://www.delpla.org/article.php3?id_article=602 .
Pour en revenir à Johann Chapoutot, il avait su dans
Le nazisme et l’Antiquité montrer Hitler à la barre, et dominant Himmler sur un aspect très important de l’idéologie nazie (le primat de la souche gréco-romaine sur les anciens Germains comme symbole de l’excellence aryenne). Mais le rôle du chef est complètement dilué dans les opus suivants, notamment la
Loi du sang,
où Hitler est quasiment ravalé au rang des milliers de “petites mains”, ces auteurs d’ouvrages et d’articles sur le droit ou la biologie dont l’auteur fait les créateurs du nazisme, presque à égalité avec le fondateur et maître.
Cette oeuvre importante voit ainsi, pour l’instant, ses résultats enlisés. Puisse l’accueil critique de ses deux derniers livres provoquer la révolution, non pas culturelle mais copernicienne, qui s’impose.