romualdtaillon a écrit:Voici la réponse de Hirohito livrée le 15 octobre à Konoe, prise en note par son secrétaire et rapportée par Peter Wetzler : «Nous considérons le prince Higashikuni parfaitement adéquat comme chef d'état-major de l'Armée. Toutefois, nous croyons que la nomination d'un membre de la maison impériale à un poste politique doit être considérée avec beaucoup de précaution. Par dessus tout, en temps de paix, c'est adéquat mais lorsqu'il y a crainte d'une guerre, alors, considérant le bien-être de la maison impériale, Nous nous interrogeons sur la sagesse d'un membre de la famille impériale servant comme premier ministre.»
(Hirohito a livré la même version dans son haichôroku dicté en 1946)
Wetzler souligne que Konoe a par la suite curieusement rapporté à Higashikuni que «l'empereur approuvait sa proposition» (!!!). Cherchait-il à se convaincre lui-même, se donnait-il du temps pour reparler à Kido ? ou était-il sous l'effet de stupéfiants ?
Il semble que Konoye ait souffert de signes annonciateurs d'une superbe dépression nerveuse. Ce qui, en un sens, ne surprend pas : il sait que le Japon, sa patrie, va se lancer dans une guerre perdue d'avance, et tous ses efforts pour l'éviter n'ont rien donné. Il était si désespéré qu'il envisagera une rencontre au sommet avec Roosevelt, et hésitera même sur la question de savoir s'il ne devait pas forcer le destin et imiter Rudolf Hess en se rendant
incognito à la Maison Blanche !
En ces funestes jours d'octobre 1941 où le destin hésite encore, aussi bien devant Moscou pour la
Wehrmacht qu'à Tokyo dans les hautes sphères nippones, Konoye était si mal en point qu'il sombrera dans le fatalisme et renoncera à plaider davantage sa cause devant l'Empereur.
Le jour de sa nomination, Tôjô se voit demandé par Hirohito de procéder à «une révision de la politique nationale adoptée en conférence impériale» et devant mener à la guerre contre l'Occident.
Il est vrai que l'Empereur est devenu très pessimiste s'agissant des négociations avec les Etats-Unis. Le 13 octobre, il a confié à Kido qu'il n'avait plus d'espoir dans la diplomatie. Mais, sceptique sur les chances de succès du Japon, il tente de jouer sur les deux tableaux : si le général Tojo est propulsé à la tête du gouvernement, ce dernier n'en doit pas moins poursuivre les pourparlers avec le Département d'Etat américain. Hiro-Hito révélerait également à Kido - nous sommes toujours le 13 octobre 1941 - qu'il conviendrait de conserver quelques passerelles diplomatiques avec l'Amérique, si la guerre devait éclater. Le Vatican pouvait, le cas échéant faire office de médiateur.
L'on voit là toute la subtilité - la duplicité ? - de cet homme - de ce Dieu ? -, qui ne s'engagera pas dans le conflit sans avoir pesé le pour et le contre, ni sans s'être assuré l'ouverture d'une porte de sortie. La nomination de Tojo procède de cet état d'esprit : il est le Premier ministre idéal en temps de guerre (un sabreur obéissant; non rattaché à la famille impériale), et ne présente aucun danger pour le trône en temps de paix. Sa loyauté en fera l'exécutant fidèle de la politique de l'Empereur.
Dans ce contexte, Higashikuni ne pouvait en aucun cas remplacer Konoye.
Selon l'Empereur, l'armée devait soit accepter la paix, soit assumer la responsabilité de la guerre. Dans un entretien accordé au journaliste nippon Yoshio Ando, pour l'
Ekonomisuto, Higashikuni allait reconnaître les éléments suivants (cité dans Edward Behr,
Hiro Hito. L'Empereur ambigu, Robert Laffont, 1987, p. 296) :
Konoye m'a demandé de former un gouvernement. Mais je ne voulais pas être le Premier Ministre. J'ai répondu à Konoye : "Si Tojo refuse de vous écouter, pourquoi ne pas former un quatrième ministère Konoye et en profiter pour le congédier ? Il y a dans l'armée des hommes qui veulent éviter la guerre." Konoye m'a dit : "J'en parlerai à l'Empereur." Tandis que nous discutions ainsi, le général Abe [ancien chef du gouvernement nippon nommé suite à la crise du Khalkin Gol en août 1939] et Kido s'étaient réunis et ils ont proposé de nommer Tojo Premier Ministre ; l'empereur a accepté. Alors Konoye, qui avait quitté la pièce pour savoir ce qui se passait, est revenu me trouver en courant et m'a dit : "C'est Tojo qui sera le prochain Premier Ministre et je n'y peux plus rien." Harada [secrétaire particulier du très pacifiste Prince Saionji] a remarqué : "C'est la fin du Japon."
J'aurais tendance à accorder du crédit à Higashikuni. Ce dernier ne pouvait ignorer les répercussions qu'aurait la chute de Konoye, l'homme qui avait prôné l'invasion de la Chine certes, mais aussi l'homme qui, en cet automne, militait pour un accord avec l'Amérique. Son successeur aurait davantage de chances de lire la déclaration de guerre que proclamer l'obtention d'un compromis diplomatique...
La clé de l'argumentation qui rallia finalement Hirohito et lui fit passer outre l'argument «des 2 ans» de Nobuhito, c'est la question de l'épuisement des ressources compte tenu de l'embargo qui, selon Tôjô, Nagano et Sugiyama, ne pouvait que conduire à la perte des gains en Chine. Ils utilisaient le même argument que Nobuhito et Koshirô Oikawa mais en renversaient la conclusion. Au lieu de s'attarder sur le fait que l'issue de la guerre de la Grande Asie orientale était incertaine, la stratégie adoptée était donc : frappons le plus vite possible pendant que nous le pouvons encore, quitte à négocier d'ici 2 ans.
Il est vrai que la conjoncture internationale était favorable. L'armée allemande avançait au coeur du territoire soviétique, et l'U.R.S.S. pouvait s'effondrer d'un jour à l'autre. L'occupation de l'Europe, la guerre en Afrique du Nord, la bataille de l'Atlantique avaient affaibli les puissances coloniales (Angleterre, France, Pays-Bas) en Extrême-Orient. Il faut y ajouter, malgré les réticences de certains (Yamamoto et, dans une certaine mesure, Nagano), un certain complexe de supériorité découlant peut-être des succès éblouissants remportés depuis plusieurs années par les puissances de l'Axe. La Marine impériale était un bel outil qu'il convenait d'utiliser.
En tant que puissance impérialiste, le Japon ne pouvait certainement pas accepter les exigences américaines (retrait d'Indochine et de Chine, etc.). C'eût été perdre la face. Comment justifier les pertes occasionnées par la guerre contre les armées de Tchiang Kaï-chek ? La remise en cause populaire en découlant aurait généré bien trop d'incertitudes, même s'il faudra attendre encore quatre années de souffrances pour que la population japonaise veuille faire table rase de l'armée.
Mais en tout état de cause, l'Empire n'était plus en mesure d'attendre. L'embargo américain aurait pour effet de faire tomber toute la machine de guerre nippone en panne sèche pour le printemps 1942. Une offensive devait avoir lieu avant la fin de l'année 1941, avant la mi-décembre même pour tenir compte du plan de Yamamoto, qui prévoyait de détruire la
Pacific Fleet à Pearl Harbor à une époque où il était encore possible de traverser le Pacifique Nord.
Au fond, l'Empereur, comme Tojo, comme Kido, et comme tant d'autres, ont misé sur un succès dès la première phase de l'assaut nippon, et sur une victoire allemande en Europe. D'après Tojo, la défaite de l'Amérique pouvait survenir une fois la Russie liquidée par le
Reich et la
Wehrmacht ayant réussi à débarquer en Angleterre.
Bref, un calcul des plus hasardeux, où l'orgueil le dispute au malentendu.Les propositions de paix japonaises de novembre 1941 (propositions A et B, successivement rejetées - la dernière non sans hésitation - par Washington) témoignent de cette réelle inconscience : le retrait de la Chine (nationaliste) et de l'Indochine, plus ou moins total au demeurant, était subordonné à une paix conclue avec Tchiang Kaï-chek et un accord avec les Américains sur la gestion géopolitique du Pacifique. Formules creuses, vagues promesses, autrement dit rien qui ressemblât à l'ébauche d'un véritable accord de paix susceptible d'apporter des garanties à la bonne foi nippone, sévèrement entamée dans l'imaginaire collectif depuis l'invasion de la Mandchourie en 1931. Que les Américains aient sérieusement envisagé, de leur côté, de parvenir à un
modus vivendi plus ou moins similaire (levée partielle de l'embargo pour des produits à usage civil en échange d'une évacuation de l'Indochine, valable trois mois en attendant le prochain accord) prouve au moins une chose : ils avaient un besoin effroyable de gagner du temps pour fortifier leurs positions dans le Pacifique.
Concernant la faisabilité de l'attaque de Pearl Harbor, Nagano expliqua dès le 3 novembre à Hirohito que l'attaque surprise «...est une opération extrêmement aventureuse. Son succès dépend au départ de la chance, qui peut varier grandement. Selon le nombre de navires présents, il sera possible de couler 2 ou 3 cuirassés et le même nombre de porte-avions.»
Mais à cette date, Nagano avait rallié, de fort mauvaise grâce, le plan de Yamamoto. Par fatalisme tout d'abord, mais surtout parce que Yamamoto avait menacé de démissionner si son plan d'attaque n'était pas accepté...