Effectivement,
Bagration a constitué une victoire éclatante pour les Soviétiques. 180.000 tués environ, oui, le sang a coulé - et de telles pertes étaient absolument inimaginables pour les Anglo-Saxons en Normandie. Mais le prix payé par les Allemands était encore plus terrible : un front enfoncé, entre 25 et 28 divisions détruites, l'U.R.S.S. libérée, les Soviétiques en Pologne et dans les Etats baltes, outre qu'ils vont faire tomber les Balkans dans leur orbite au cours de ce même été.
Outre de briser la machine de guerre allemande et de l'expulser définitivement d'Union soviétique, l'intention de la
STAVKA était de
répondre à la promesse de Staline faite aux Anglo-Saxons au cours de la conférence de Téhéran, selon laquelle une offensive massive serait déclenchée par l'Armée rouge à la suite du Débarquement. Le dictateur soviétique pensait alors que l'Armée rouge était en mesure de vaincre l'Allemagne hitlérienne toute seule (Jean-Jacques Marie,
Staline, Fayard, 2003, p. 689). Mais il avait besoin de multiplier les sourires russes aux Occidentaux.
Bagration, à ce titre, couronne une véritable "offensive du charme" : dissolution du
Komintern (mars 1943) démocratisation de façade du régime avec la réhabilitation (provisoire) de la religion orthodoxe (septembre 1943) alors que la pression policière ne se relâche pas et que des peuples entiers sont déportés, promesse destinée à Roosevelt d'attaquer le Japon une fois le
Reich écrasé (30 octobre 1943), rappel à l'ordre des communistes yougoslaves pour ne pas vexer Churchill avec leurs déclarations anti-monarchistes (octobre 1943), conférence de Téhéran (novembre 1943), déclarations d'amitié aux catholiques polonais au printemps 1944...
Le
Vojd ne peut en aucun cas se permettre de froisser Londres et Washington.
Il redoute plus que tout un retournement d'alliance et une trahison de ses alliés capitalistes. Il ne peut manquer d'ignorer que l'avance foudroyante de l'Armée rouge, en 1943,
a inquiété Roosevelt, au point que ce dernier insistera pour que Berlin soit capturé par l'armée des Etats-Unis. Non que Roosevelt se soucie des Balkans : le Président américain n'a que condescendance pour ce foyer de troubles qui ne demande qu'à être pacifié par une grande puissance.
Mais pas plus lui que son conseiller Harry Hopkins ne tiennent pas à voir l'Allemagne tomber dans l'orbite communiste (Jean-Jacques Marie,
op. cit., p. 687).
Dans ce contexte, Staline a intérêt à se montrer conciliant. D'où les promesses et les actes.
Bagration en fait partie. Et le moins que l'on puisse dire est que ces efforts vont payer, car
Roosevelt sera particulièrement séduit. Le 8 juillet 1944, Staline admet enfin que
"ni Roosevelt, ni Churchill ne feront un arrangement avec Hitler". Le Second Front a levé un malentendu. Et surtout, Roosevelt ne marquera guère son opposition à la politique stalinienne en Europe, du moins pas avant la veille de sa mort. Il croit sincèrement que Staline évolue vers un allègement de la dictature. "Uncle Joe" est d'autant plus fiable et méritant que son offensive d'été va pulvériser la
Heeresgruppe Mitte !
En ce sens, Staline a préparé le terrain à la satellisation des territoires que compte occuper l'Armée rouge dès l'été 1944 : pays baltes, Pologne, Roumanie, Bulgarie. Mais c'était sans compter un durcissement de la résistance allemande dans le secteur de Varsovie, outre une insurrection non-communiste (le 1er aout 1944) qu'il espérait éventuellement devancer dans la capitale polonaise. L'événement ne manquera pas de rétablir la méfiance entre lui et Churchill,
Staline abandonnant délibérement à leur sort les insurgés non-communistes -
voir ce fil.
Bref, lorsque l'orage
Bagration éclate, Staline a d'autres idées en tête que de chasser Hitler de Russie. L'offensive a également une finalité politique.