(message rédigé à partir de mes notes sur
La G.G.S.)
Les purges qui ciblent le corps des officiers de l'Armée rouge en 1937-1938 se rattachent à une épuration d'ordre plus global, une gigantesque politique de purification institutionnelle et sociale. Cette dernière, qui a été désignée sous le terme de "Grande Terreur" ou de
Iejovschina, vise à la fois les cadres et la population. Il s'agit de briser, par une violence inouïe, les éventuels foyers d'opposition dans un contexte de crise internationale et intérieure, économique et idéologique.
Sur le plan extérieur, l’U.R.S.S. est confrontée
- à la prise du pouvoir de Hitler, lequel remilitarise la Rhénanie en 1936 et se lance dans une politique de réarmement tous azimuts;
- à l'expansionnisme japonais en Chine;
- à la prolifération de régimes d'extrême droite en Europe, notamment par le biais d'un putsch militaire en Espagne le 18 juillet 1936, et qui conduira à la guerre civile;
- et inversement à une certaine carence des Occidentaux devant la montée de ces périls.
Or, sur le plan intérieur, l'U.R.S.S. est fragilisée.
Crise de popularité, tout d'abord. Malgré l’accroissement des pouvoirs de Staline, malgré le culte de la personnalité dont il fait l’objet, malgré la tentative de relance du dynamisme révolutionnaire par la politique du "Grand Tournant", qui prévoyait une "industrialisation à toutes vapeurs" et une collectivisation des terres destinée à nourrir le prolétariat et mater la paysannerie, son régime est critiqué, en particulier dans les campagnes où les méfaits de la réforme agraire ont généré pauvreté, famine et crise de la production alimentaire. La crise apparaît plus profonde encore dans les régions périphériques, où une grande partie de la population prédit, voire espère une invasion étrangère pour éliminer l’oppression stalinienne - voir ce lien:
http://www.persee.fr/web/revues/home/pr ... _71_1_1379 Crise économique, ensuite. Pour des raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas, la production industrielle connaît encore de nombreux ratés, en dépit du lancement de campagnes d’émulation tels que le stakhanovisme.
Crise sociale, en outre. Les bouleversements induits par les Plans quinquennaux, la collectivisation et les famines ont contraint de nombreux paysans à s’établir dans les villes: ce gigantesque exode rural n’a pas manqué d’inquiéter le régime, enclin à voir dans ces nouveaux citadins des facteurs de désordre et d’opposition au communisme, ce qui l’a poussé à instaurer un système de passeports pour ficher la population, contrôler ses déplacements, voire expulser les « indésirables » des réseaux urbains.
Crise structurelle, qui se mue en crise politique, enfin. La bureaucratie, en effet, a démesurément enflé, générant de multiples conflits de compétences, règne des « petits chefs » et sources de pouvoir concurrentes, qui alimentent la contestation du régime.
Cela fait trop de crises pour un régime qui se proclame révolutionnaire, et pour un Staline atteint de pathologie paranoïaque. Surtout si l'on se souvient qu'un rival de poids s'est dressé contre lui: Trotski, l'exilé, qui ne manque pas d'appeler au renversement du tyran, tout en dressant un réquisitoire qui se veut d'autant plus implacable qu'il se pare des atours du discours intellectuel. Et si un tel discours finissait par déteindre sur les cadres? Et si la "vieille garde" du Parti, les "nouveaux cerveaux" de l'Armée rouge, finissaient par s'y rallier? Pas question, en ce sens, de laisser les différentes crises simultanées dégénérer en crise idéologique...
Ces différents facteurs ont sans doute pesé dans la décision du dictateur de lancer, à partir de 1936, la "Grande Terreur", qui combine délire révolutionnaire et pragmatisme managérial.
Comme l’indique Nicolas Werth,
"ces purges devaient détruire tous les liens politiques, administratifs, professionnels et personnels générateurs de solidarité, ce que Staline appelait les « cercles de famille », et promouvoir une nouvelle couche de jeunes dirigeants qui devraient leur carrière vertigineuse au Guide et lui seraient totalement dévoués" (Nicolas Werth,
L’ivrogne et la marchande de fleurs. Autopsie d’un meurtre de masse 1937-1938, Paris, Tallandier, 2009, p. 22). Il faut accentuer la dérive féodale, mafieuse, du régime, en instaurant un ordre politique où chaque vassal serait entièrement tributaire du suzerain du Kremlin.
L’épuration s’attaque ainsi aux cadres du Parti, aux directeurs de l’économie, aux fonctionnaires des services diplomatiques, aux idéologues du Komintern, aux officiers de l’Armée rouge, puis aux services de renseignements et à l’appareil policier lui-même. A cette occasion périssent de nombreux promoteurs d’une détente avec le Reich, ce qui dément l’allégation, souvent énoncée, selon laquelle la "Grande Terreur" aurait essentiellement visé les opposants d’une telle orientation diplomatique.
En toute hypothèse, ces purges sont d’une telle ampleur qu’elles paralysent le fonctionnement du Commissariat aux Affaires étrangères, entravant sérieusement la diplomatie russe. Des établissements diplomatiques et consulaires cessent littéralement de fonctionner, notamment dans des zones sensibles telles que la Pologne et la Roumanie. Le Haut-Commandement soviétique, lui, est décapité : sont en effet éliminés trois maréchaux sur cinq, treize généraux d’armée sur quinze, huit amiraux sur neuf, cinquante généraux de corps d’armée sur cinquante-sept, 154 généraux de division sur 186, tous les commissaires politiques d’armée, vingt-cinq commissaires de corps d’armée sur vingt-huit. Au moins vingt mille officiers soviétiques arrêtés ou chassés de l'armée ne seront pas réintégrés, la plupart exécutés.
Cette purge massive des cercles dirigeants de l'Etat et du Parti se veut aussi un moyen de rapprocher Staline du peuple. En faisant mine de s'attaquer aux "cadres incompétents", Staline fait oeuvre démagogique, créant un lien particulier avec la "base", comme le fera Mao sous la Révolution culturelle en lançant la jeunesse à l'assaut du Parti. Il passe pour un nouveau "Tsar" sage et bienveillant, à l'écoute des plaintes des "petites gens", si à l'écoute qu'il élimine l'objet de leurs récriminations...
Pour autant, il n'est pas question de donner entièrement au peuple l'illusion qu'il a son mot à dire. Lui aussi doit être écrasé, purgé de ses "éléments nuisibles": de fait, 750.000 personnes sont assassinées en seize mois, de 1937 à 1938, 800.000 autres sont déportées au Goulag. Devrait en résulter une société nettoyée de ses vices, et toute entière tournée vers l'avenir radieux, du moins contre les agresseurs impérialo-fascistes qui encerclent l'Union soviétique.
Au final, quel bilan peut-on tirer?
La "Grande Terreur" discrédite durablement l'U.R.S.S. Comme les services de renseignements soviétiques sont également touchés, certains de leurs hauts responsables, tels que les généraux Walter Krivitski (chef du contre-espionnage militaire soviétique pour l’Europe occidentale) et Genrikh Liouchkov (chef de la Sécurité d’Etat pour l’Extrême-Orient), font défection par crainte pour leur vie, et répandent l’idée que l’Union soviétique est bien trop affaiblie pour mener une guerre. La France, notamment, est peu encline à voir dans l’Armée rouge désormais saignée à blanc une force de combat digne de ce nom. Hitler, en revanche, s’en réjouit, comme l’atteste à plusieurs reprises Goebbels dans son Journal, et on peut supposer que le lancement, en 1938, de sa politique d'expansion à l'Est répond
aussi à cette conjoncture favorable née du désordre causé par les grandes purges.
Sur le plan intérieur, la Terreur stalinienne a pris l'allure d'une épidémie de peste médiévale. Un parent, un voisin, un ami pouvaient "disparaître" du jour au lendemain, emmené par les sinistres agents de la police politique. Pareille atmosphère a imprégné les mentalités, rongé les militaires (notamment en 1941, lorsque ces derniers attendront les ordres au lieu de prendre des initiatives, falsifieront leurs rapports pour échapper aux poursuites, donnant une image délirante de la réalité militaire à la Stavka), découragé les services de renseignements, suscité la paranoïa chez les civils. Elle a certes crée ainsi un état d’esprit peu propice à la contestation du régime... à moins qu’une alternative politique se fasse jour, comme l’espéreront des Ukrainiens et des Baltes lors de l’invasion nazie. Car dans les cas où l'Etat soviétique fera mine de s'effondrer, cette contestation reprendra ses droits (notamment lors de la fameuse "panique de Moscou" à la mi-octobre 1941, mais aussi tout au long de l'été).
Les cadres perdus n'ont pas été remplacés dans leur totalité, ce qui était d'autant plus grave que, chez l'Armée rouge, ils n'étaient pas en nombre suffisant pour encadrer leurs effectifs. Et lorsque les postes "libérés" ont trouvé preneurs, ces nouveaux chefs n'étaient pas nécessairement expérimentés. Comme l'écrira Alexandre Nekritch,
"au début de la guerre, 7 % seulement des officiers possédaient des diplômes d’études militaires supérieures, 37 % n’avaient pas achevé leurs études militaires secondaires. En été 1941, environ 75 % des officiers et 70 % des commissaires politiques n’occupaient leurs fonctions que depuis un an" (Alexandre Nekritch,
L’Armée rouge assassinée. 22 juin 1941, Paris, Grasset, 1968, p. 120). Ceux qui échapperont au cyclone nazi de 1941 auront gagné leur expérience dans le sang. Et le règne des "petits chefs" n'a pas pris fin - simplement, il s'agissait des "petits chefs" de Staline.
Au final, la "Grande Terreur" a considérablement nui aux intérêts de l'U.R.S.S. Elle a porté un coup terrible à son administration, à sa population, à son image de marque aussi, à une époque où le danger que représentait Hitler ne donnait aucun droit à l'erreur. Dans la mesure où il n'a
jamais été établi que les effectifs purgés représentaient une menace réelle pour Staline, on ne peut véritablement souscrire à l'idée, que je lis ici ou là, selon laquelle les grandes purges auraient conduit à liquider une fantasmagorique Cinquième Colonne.