Je pense également que Staline ne s'est résolu à conclure le pacte avec Hitler que très tardivement. La décision, à mon sens, se matérialise le 19 août 1939, et devient définitive le 21 suivant. D'un côté, en effet, Hitler a présenté une offre alléchante. De l'autre, les Occidentaux ne se montrent guère pressés de conclure une alliance (le
Führer ayant laissé entendre qu'il pouvait encore être raisonné, pourquoi se jeter dans les bras de Staline ?). Les conversations militaires russo-occidentales traînent en longueur, la Pologne refusant d'autoriser l'Armée rouge à pénétrer sur son territoire - pas seulement par nationalisme et anticommunisme : Varsovie croit en effet que Hitler bluffe, et ce dernier a savamment entretenu les illusions de ce gouvernement. Or, cette obstruction polonaise, confirmée de nouveau par la presse varsovienne le 19 août 1939, est capitale : les pourparlers entre les commissions militaires soviétiques et franco-britanniques ont révélé qu'en cas de guerre l'armée polonaise serait rapidement balayée par la
Wehrmacht, et que le gros de cette dernière se retrouverait face aux frontières soviétiques.
Staline a, dans ces conditions, toutes les raisons d'être inquiet. Si le conflit éclate, l'U.R.S.S. se retrouvera en première ligne, dangereusement mise en péril par l'armée teutonne, sachant qu'elle est déjà aux prises avec l'armée japonaise en Extrême-Orient. Au même moment, Hitler s'organise pour porter la crise de Dantzig à son paroxysme, de manière à laisser entendre que le baril de poudre peut exploser d'un instant à l'autre. Le 7 août 1939, le colonel Alfred Gerstenberg, attaché militaire allemand à Varsovie, confie ainsi à un journaliste travaillant pour les services de renseignements soviétiques que l'invasion pourrait débuter à partir du 25 août (
God Krizisa. 1938-1939. Dokumenty i Materialy, Moscou, 1990, vol. II, Doc. 533), alors qu'un tel calendrier est loin d'être bouclé en pratique. Parallèlement, les incidents germano-polonais s'aggravent, tandis que se répandent les rumeurs d’un coup de force nazi contre la "Ville libre". Ce qui réduit d'autant la marge de manoeuvre du Kremlin.
La deuxième décade du mois d'août montre que Staline, via Molotov, se montre intéressé par l'offre allemande d'un pacte de non-agression doublée d'un partage de l'Europe orientale, mais qu'il ne cesse de réclamer des garanties. Le 19 août, en fin d'après-midi, il cède tout à coup sur un élément d'importance : non seulement Molotov remet à l'ambassadeur allemand un projet de pacte de non-agression, mais en outre il lui annonce que Ribbentrop peut se rendre à Moscou le 26 ou le 27 août, ce que ne cessait de réclamer ce dernier depuis plusieurs jours, sans succès. C'est ce jour que la presse polonaise révèle, une fois de plus, que la Pologne n'entend pas laisser les forces soviétiques sur son territoire, cette décision étant simultanément notifiée aux Franco-Britanniques.
Il a souvent été allégué que la proposition soviétique de laisser Ribbentrop se rendre à Moscou la semaine suivante aurait constitué, de la part de Staline, un moyen de pousser Hitler à améliorer son offre. Je n'y crois pas, dans la mesure où ladite offre satisfaisait déjà tous les désirs du Kremlin. Le fait, pour Staline, de contraindre Ribbentrop à patienter toute une semaine avant de l’autoriser à se rendre à Moscou, pourrait plutôt signifier que le dictateur géorgien laisse encore une dernière chance aux Occidentaux, à saisir dans ce délai.
Mais Hitler réduit cette manoeuvre à néant : le 20 août, il envoie un message personnel à Staline, de dictateur à dictateur. Le
Führer précise que la tension germano-polonaise est devenue intolérable, suggérant que la guerre va très bientôt se déchaîner, et qu'en conséquence le pacte devra être conclu le 22 ou le 23 août 1939. Cette démarche est habile, puisqu'elle met Staline au pied du mur. Impossible, pour lui, de se dérober, ou de s'abriter derrière Molotov. Il interprète le message hitlérien pour ce qu'il est : un ultimatum. Si le pacte n'est pas conclu dans les 72 heures, il ne le sera jamais.
Pourquoi Hitler était-il si pressé ? A mon avis, à cause de la réaction occidentale qu'il pouvait redouter dès le 19 août devant cet événement d'importance : la conclusion d'un accord commercial germano-soviétique. Un rapprochement aussi manifeste pouvait amener Londres et Paris à accélérer leurs démarches en vue d'un accord avec Moscou. Il fallait donc agir vite, prendre tout le monde de court.
Je ne crois pas, en revanche, que cette intervention directe du
Führer découle du fait qu'aurait été fixée au 26 août la date de l’invasion de la Pologne, comme on l'a souvent écrit, dans la mesure où une telle décision ne semble, en fait, avoir été prise que le 22 août (Journal du
Generaloberst Franz Halder – entrée du 22 août 1939,
in Charles Burdick & Hans-Adolf Jacobsen,
The Halder’s Diary 1939-1942, Novato, Presidio Press, 1988, p. 32), outre que rien ne l’empêchait de repousser la date de son offensive à la semaine suivante, c'est-à-dire au 1er septembre – ce qui sera d’ailleurs le cas.
Toujours est-il que, le lendemain 21, Staline cède - définitivement. Les missions militaires occidentales sont, à cette date, revenues bredouilles de leurs démarches auprès de Varsovie. En conséquence, dans la soirée, Staline invite Ribbentrop à Moscou pour le 23 août. Le pacte sera signé à cette date.
Deux autres éléments attestent, à mon sens, du caractère improvisé de cette décision.
Tout d'abord, l'Internationale communiste mettra deux semaines à définir une stratégie idéologique cohérente -
ce que je résume ici.
Ensuite, l'invasion de la Pologne par l'Armée rouge dénote une certaine confusion. Le Kremlin, tout d'abord, laisse l'Allemagne se débrouiller seule. Il est en effet dans l’attente de conclure un armistice avec le Japon à la suite de sa victoire militaire contre l'armée nippone, ce qui sera chose faite le 16 septembre 1939. Il redoute également les réactions franco-britanniques. C'est pourquoi, lorsque la
Wehrmacht attaque le 1er septembre 1939 et que l’Angleterre et la France finissent, de mauvaise grâce, par déclarer la guerre à l’Allemagne avec deux jours de retard, Moscou reste sourd aux pressions de Berlin tendant à frapper Varsovie dans le dos. C’est seulement le 9 septembre 1939 que Molotov fait savoir à Ribbentrop que l’offensive soviétique sera déclenchée
"dans les prochains jours" (télégramme de l'ambassadeur allemand à Moscou Schulenburg à Ribbentrop du 9 septembre 1939, reproduit dans
La vérité sur les rapports germano-soviétiques. 1939-1941, France-Empire, 1948, p. 91).
Ce n’est, en outre, qu’à compter du 11 septembre que la presse soviétique inaugure une campagne anti-polonaise. Un prétexte vient d'être élaboré en catastrophe, à savoir la nécessité de
"venir au secours des Ukrainiens et des Russes blancs "menacés" par l’Allemagne" (télégramme de Schulenburg à Ribbentrop du 10 septembre 1939,
ibid., p. 92-93). Le 14, l’Armée rouge reçoit enfin le feu vert (
Directive au district militaire de Biélorussie n°16.633 du 14 septembre 1939, et
directive au district militaire de Kiev n°16.634 du même jour, reproduites dans
R.G. Pikhoya et A. Geyshtor (éd.), Katyn. Plenniki neob’’javlennoj vojny. Dokumenty i materialy, Moscou, 1999, Doc. n°3 et 4).
Trois jours plus tard, les unités des districts militaires de Biélorussie et de Kiev, totalisant près de 466.000 soldats, entrent en Pologne. Les armées allemande et soviétique s’efforcent alors de coordonner leurs opérations pour écraser les dernières poches de résistance - sur l'ensemble de ces péripéties diplomatiques et militaires, voir
Sergeï Z. Slutsch, "Sovetsko-germanskie otnošenija v sentjabre-dekabre 1939 goda i vopros o vstuplenii S.S.S.R. vo Vtoruju mirovuju vojnu", Otečestvennaja istorija, 2000, n°5, p. 46-58 et n°6, p. 10-27. Le partage des dépouilles survient peu après, mais il n'est pas certain que Staline l'ai effectué en toute sérénité.