Nicolas Bernard a écrit:Voici à mon avis comment les choses se sont passées.
Staline veut satelliser la Pologne. Dès lors, l'A.K. est désarmée, ses cadres arrêtés, au fur et à mesure de la "libération" du territoire, ce qui prouve qu'il ne se gêne pas pour liquider benoîtement ses opposants sans l'aide des nazis. Dans ces conditions, a priori, il peut s'emparer de Varsovie, et procéder vis-à-vis de l'Armée de l'Intérieur de la capitale de la même manière qu'à Lublin ou Wilno.
L’AK est un sujet sérieux pour Staline, si les Nazis sont indéniablement, et pour cause, l’ennemi nr 1 en 1944, il n’est pas question pour lui de minimiser la menace d’une résurgence du nationalisme polonais et de laisser ouverte la possibilité d’un soulèvement nationaliste. Au vu des ressentiments entre nationalistes polonais et bolcheviks (je n’ai pas envie de parler d’une haine russo-polonaise séculaire), le désarmement de l’AK est une mesure d’élémentaire prudence.
Nicolas Bernard a écrit:Cependant, il ne néglige pas l'aspect symbolique de Varsovie. C'est la capitale, le coeur politique, historique, culturel de la Pologne. Si les gens ignorent l'existence des autres cités polonaises (hormis Dantzig...), il n'en est pas de même ici.
Or, l'armée allemande semble en déroute, et de toute évidence Rokossovski lui a assuré que Varsovie allait bientôt tomber.
Quels sont vos sources sur cette assurance de Rokossovski ?
Nicolas Bernard a écrit:D'où l'idée qui lui vient à l'esprit : pas question de gâcher une victoire militaire contre les Allemands en donnant l'ordre d'arrêter ses troupes, mais pousser la branche communiste de la Résistance de Varsovie à prendre les armes, de manière à faire passer la prise de la capitale, débordée au nord et au sud, pour un coup d'éclat desdits communistes, ce qui leur donne une immense légitimité politique à l'échelle nationale, et même internationale.
L’idée est séduisante, mais si elle s’appuie sur quelques émissions un peu exaltée de Radio Kosciuszko, cela me paraît un peu court. Avez-vous d’autres sources, car généralement les décisions de Staline sont plutôt bien documentées. Connaissant la méticulosité avec laquelle ont été préparées les manoeuvres de déception de Bagration, celle-ci paraît avoir été organisée au pied levé et avec une impulsivité qui ne cadre guère avec le personnage.
Nicolas Bernard a écrit:En soi, c'est habile, dans la mesure où le plan évite les conséquences néfastes, sur le plan militaire voire politique, d'un ordre d'arrêt. Le gouvernement en exil à Londres et l'A.K., dans la mesure où ils ont été devancés, subissent une atteinte de trop à leur prestige : les véritables héros de la guerre seront leurs rivaux "rouges".
S’il faut voir une main étrangère dans le soulèvement de l’AK, pourquoi ne pas y voir celle du gouvernement de Londres ? N’a-t-on rien trouvé dans cette direction (il semble qu’une partie des archives a été détruite par erreur à Londres) ? Au même moment en Slovaquie éclate une insurrection qui sera elle aussi un échec. Celle-ci était en partie une manoeuvre du gouvernement Benes pour entrer dans la guerre, le manque de coordination entre les différents mouvements, ainsi que son déclenchement prématuré ont été à l’origine de son échec. Les modus operandi des deux insurrections sont très différents, mais est-il impossible de dresser certains parallèles et de s’interroger sur des stratégies « londoniennes » visant à renforcer la légitimité des mouvements proches des gouvernements en exil ?
Nicolas Bernard a écrit:Et dès lors, Staline peut procéder tranquillement au désarmement et à l'arrestation des cadres de l'A.K., tandis que les membres de la Résistance communiste, appuyés par le N.K.V.D., quadrillent les rues libérées de Varsovie.
Ce peut-il que Staline nourrisse de telles illusions sur les capacités de l’AL. D’autant qu’il me semble (mais je peux me tromper) que les faubourgs ouvriers de la ville, sont précisement ce Praga libéré par l’armée rouge.
Nicolas Bernard a écrit:Mais deux imprévus interviennent : d'une part, l'armée allemande tient solidement la zone de Varsovie ; d'une part, l'A.K. prend les armes le 1er août 1944. L'Armée rouge est stoppée, les communistes locaux devancés.
Staline est pris de court. Mais il profite de l'arrêt - purement involontaire - de ses troupes pour concrétiser leur pause. Alors que Rokossovski lui signale qu'il peut reprendre l'offensive au 25 août 1944, il repousse la suggestion, et se contente d'envoyer au casse-pipes des soldats polonais dans une action parfaitement inutile sur le plan militaire le mois suivant, alors qu'il est déjà trop tard. Il attend cinq semaines pour envoyer des armes aux insurgés, et dans des conditions telles qu'elles devenaient inutilisables ou tombaient aux mains des Allemands.
Je rejoint ce que dit Mosca sur le sujet, cette méthode de largage a été utilisée ailleurs qu’à Varsovie, elle est précise, mais très dangereuse pour les équipages.
Nicolas Bernard a écrit:En ce sens, Staline n'est pas à l'origine de l'arrêt de ses forces devant la capitale polonaise, mais il les a sciemment clouées sur place par la suite.
2 réflexions :
-Une fois les troupes stoppées devant Varsovie début août (du fait des Allemands), les Soviétiques ont-ils encore la capacité de prendre Varsovie ? La capacité sans doute, mais à quel prix et pour quel bénéfice ? Une offensive limitée à Varsovie est difficilement envisageable : combats urbains dans une ville en ruine, le pire du pire, avec un fleuve à traverser de force. Une fois la ville libérée, on se retrouve sur une saillant avec la Vistule derrière, pas le rêve non plus. Voici ce qu’en pense David Glantz :
David M. Glantz a écrit: Considérations et motivations politiques mises de côté, une analyse objective des combats dans la région de Varsovie indique que, avant le début septembre, la résistance allemande était suffisante pour arrêter toute assistance soviétique aux Polonais à Varsovie, s’ils l’avaient entrepris. Ensuite, il aurait fallu une réorientation majeure de l’effort militaire depuis Magnuszew au sud ou, plus probablement, du Bug ou du Narew au nord, de façon à regrouper la force nécessaire à un assaut contre Varsovie. Et une fois cet assaut entamé, Varsovie aurait été une ville coûteuse à vider de ses Allemands et une place peu adaptée au lancement d’une nouvelle offensive. The Soviet-German War 1941-45 : Myths and Realities : A survey Essay, Clemson 2001. p. 84.
-La geste du soulèvement de Varsovie est certainement héroïque et ces grands parcs varsoviens sont glaçants, d’imaginer tous ces immeubles détruits et surtout toutes ces vies perdues dans un combat atroce. On regarde de l’autre côté de le Vistule et on maudit un peu facilement ces soldats restés « l’arme au pied ». Encore faudrait-il être absolument sûr que dans le chef des dirigeants de l’AK, il n’y avait pas d’autre idée que de participer à la libération plus rapide du territoire et pas une volonté d’anticiper cette libération en frappant un grand coup à Varsovie pour se positionner face à l’URSS . Il y aurait alors à réfléchir sur les responsabilités de chacun et moins se focaliser sur un bouc émissaire idéal, Staline en l’occurrence.