Voici quelques extraits d'un court texte de Philippe Burrin, historien, professeur à l'Institut des hautes études internationales à Genève : Fascisme, nazisme, autoritarisme (Seuil, 2000), qui pourrait servir de base à une réflexion sur la question susmentionnée.
(Voir aussi, en français, Pierre Hassner, Totalitarismes, Henry Rousso, Stalinisme et nazisme, Nicolas Werth, "Goulag, les vrais chiffres" in L'Histoire N° 169, "Cent millions de morts ? Les crimes du communisme" in L'Histoire N° spécial 247, Esprit, janvier 1996, etc.)
"Après l'ouverture des archives soviétiques, la recherche en parenté (entre nazisme et communisme) peut être entreprise sur de nouveaux faits. Que des intentions politiques animent parfois une telle recherche, assurément, mais cela ne suffit pas à invalider une démarche qui prend la peine de cerner différences comme similitudes.
Le nazisme et le stalinisme, des régimes parents ? Assurément de l'avis de beaucoup d'auteurs même s'ils divergent sur la nature et l'ampleur de cette parenté (...). (...) le concept de totalitarisme ne saurait être récusé en tirant argument d'une diversité historique, par définition, inépuisable. Sa pertinence tient à ce qu'il saisit les traits saillants d'une physionomie qui n'est qu'à eux : l'ambition de domination totale, la volonté fanatique d'homogénéité, la capacité de déployer une violence sans précédent (cf. Kershaw et Bouretz in "Esprit", janvier 1996). (...)
A l'évidence, le communisme était une révolution sociale effectuée au nom d'une idéologie rationaliste, matérialiste et universaliste, et le nazisme une révolution politique prenant appui sur les élites conservatrices et fondée sur l'exaltation de la race et de l'instinct. Il n'en demeure pas moins possible de déceler entre les deux de nettes similitudes. (...)
Ces régimes imposèrent à leur société une idéologie qui devait organiser sa vie entière et ne tolérait ni discussion publique ni même indifférence privée. (...) les fictions dogmatiques que constituaient les idéologies au pouvoir avaient en commun de justifier le rejet de l'ordre antérieur et de formuler une doctrine de salut au bénéfice d'une collectivité élue, race allemande ou prolétariat mondial.
Elles se ressemblaient également en ce qu'elles prenaient pour fondement de prétendues lois de l'histoire, ici le matérialisme historique, là les "lois éternelles de la nature" qui postulaient la lutte des races et la nécessité de la pureté raciale. (...) ces régimes ouvrirent la plus large carrière à l'action d'un parti unique (...) accordèrent une importance essentielle à la mobilisation des masses (...). Débridée ou retenue, la terreur (...) formait le revers (...).
(...) d'un côté, un pouvoir plébiscitaire, de l'autre, une dictature révolutionnaire.
(...) le stalinisme brutalisa extraordinairement la société russe, mais il ne traita pas autrement les sociétés qu'il conquit (...).
Le nazisme maltraita relativement peu les Allemands, ceux qu'il définissait comme tels, mais il écrasa les allogènes conformément à ses thèses sur les races supérieures et inférieures.
Alors que la période de guerre conduisit à un relâchement de la pression du pouvoir stalinien (...), le nazisme dévoila, à la faveur de la guerre, l'étendue de ses capacités meurtrières.
(...) la déportation et l'emprisonnement touchèrent, au pays des Soviets, une part énorme de la population. (...) une quinzaine de millions de personnes passèrent dans les camps de 1934 à 1947. A quoi il faut ajouter les koulaks déportés au moment de la collectivisation, environ 1,5 million de personnes, et les peuples déportés au cours de la guerre, soit près de 3 millions de personnes. Cela fait, au total, une vingtaine de millions de personnes, près d'un Soviétique sur sept. Peu nombreuses furent les familles épargnées (...).
Le nazisme brutalisa la société allemande dans une bien moindre mesure. Des dizaines de milliers de personnes furent arrêtées au lendemain de l'arrivée au pouvoir de Hitler, mais le nombre des détenus dans les camps diminua assez rapidement : ils étaient moins de dix mille en 1936 - 1937. Le système concentrationnaire ne connut une formidable expansion qu'après l'éclatement de la guerre. Mais, sur les quelque 1,5 million de personnes qui y furent aspirées, seule une toute petite minorité était allemande. La violence nazie se déchaîna sur les allogènes dans le Reich et sur les peuples conquis (...).
Si l'on considère le nombre des victimes plutôt que celui des personnes déportées ou emprisonnées, la balance, abominablement chargée des deux côtés, penche encore plus nettement du côté du nazisme.
Le nombre des personnes décédées au Goulag entre 1934 et 1953 est actuellement estimé à deux millions, à quoi il faut ajouter plusieurs centaines de milliers de gens morts en cours de déportation. Les victimes de la Grande Terreur de 1937 - 1938 se comptèrent également par centaines de milliers (...). La terrible famine qui frappa l'Ukraine dans les années trente et qui fit entre quatre et cinq millions de morts mérite mention, même si la part de l'intention meurtrière est difficile à évaluer ici.
Dans l'état actuel des sources, on pourrait avancer une fourchette entre trois et huit millions de victimes directes (...).
Le nazisme n'est pas en reste sur le plan des nombres et, à plus forte raison, en matière d'inhumanité. Ses camps de concentration connurent un taux de mortalité bien plus élevé que les camps soviétiques.(...) Même dureté dans le traitement des prisonniers de guerre soviétiques (...). Même dureté encore envers les populations occupées, en particulier à l'Est (...) enfin victimes des entreprises de génocide : près de six millions de juifs et plusieurs centaines de milliers de tsiganes. (...) Une myriade d'autres mesures criminelles (...).
L'horreur du système stalinien n'en est pas diminuée - et il est un fait que le communisme a causé la mort de dizaines de millions de personnes à travers le monde, de l'URSS à la Chine en passant par le Cambodge - mais, pour le meurtre de masse, le nazisme n'a assurément rien à lui remontrer (...)."