Bonjour,
Les Japonais ont maintenu Sorge en vie pour des motifs évidemment diplomatiques, à savoir conserver une éventuelle monnaie d'échange avec l'U.R.S.S. et - on l'oublie trop souvent - un moyen de pression à l'encontre de l'allié allemand. L'arrestation de l'espion communiste allemand avait en effet éclaboussé l'ambassade du
Reich à Tokyo, et permettait au gouvernement impérial de se poser en victime de cette bévue nazie, et donc de renforcer son refus d'entrer en guerre en Sibérie. Si les Soviétiques étaient capables de monter un réseau de renseignements au sein même de l'appareil diplomatique hitlérien, comment espérer monter une offensive commune contre eux dans le plus grand secret ?
Côté soviétique, aucun effort sérieux n'a été effectué en vue de récupérer Richard Sorge. Aux yeux de l'appareil du renseignement de Staline, ce n'était qu'un agent parmi d'autres, et il faudra attendre les années soixante pour que Sorge soit transformé par la propagande du régime en
"espion du siècle", non sans de considérables exagérations quant à la nature et à la portée des renseignements que lui et son réseau avaient collectés. Sorge était à ce point noyé dans la masse que par courrier du 14 janvier 1942, Pavel Fitine, chef de la 1ère Direction du
N.K.V.D., tout en écorchant le patronyme de l'agent, sollicitait de Dimitrov, le chef du
Komintern, des informations sur lui (
A. G. Fesjun, Delo Riharda Zorge. Neizvestnye dokumenty, 2000, Doc. n°181) ! Par la suite, le
N.K.V.D. a cru que Sorge avait déjà été exécuté... en 1942 (
ibid.).
L'ignorance de Fitine peut certes se comprendre, dans la mesure où Sorge faisait partie du
G.R.U., le renseignement militaire. Elle n'en témoigne pas moins de la manière dont Sorge pouvait être perçu par le pouvoir moscovite.
Par ailleurs, les informations glanées par le
N.K.V.D. au Japon et auprès du
Komintern lui ont permis de découvrir que Sorge avait avoué avoir travaillé pour l'Internationale communiste, ce qui était doublement problématique :
- d'une part, l'espion reconnaissait ainsi effectuer une mission de renseignements pour le compte de l'U.R.S.S. ;
- d'autre part, il admettait par là même avoir pris contact avec des communistes étrangers, à l'encontre de toutes les directives des organes d'espionnage soviétiques.
Sorge, sur ce point, avait certes cherché à dissimuler le fait qu'il oeuvrait en réalité pour le
G.R.U., et espérait, en déclarant aux Japonais qu'il n'était qu'un membre de la nébuleuse du
Komintern, brouiller les pistes. Mais son initiative, qui n'a pas échappé au
N.K.V.D., lequel n'a de toute évidence pas compris la subtilité de sa stratégie, ne pouvait que se retourner contre lui : il n'était pas question d'entamer la moindre démarche d'assistance à un agent qui s'était mis à table. D'autant que le
N.K.V.D. a cru à tort que Sorge collaborait pleinement avec les Japonais, au point de contribuer au démantèlement de réseaux communistes au Japon.
Après tout, Staline avait déjà fait montre de sa méfiance envers Sorge au cours de l'année 1941, avant l'invasion allemande, l'assimilant à un tenancier de bordels. Ses renseignements n'ont jamais pesé lourdement sur la stratégie soviétique, ni en ce qu'ils révélaient (assez tardivement) la date de l'attaque allemande, ni en ce qu'ils alléguaient que le Japon ne s'attaquerait pas à l'U.R.S.S. Sur ce point, le Kremlin redoutait une invasion nippone même après le raid sur Pearl Harbor !
Enfin, il convient de rappeler qu'à supposer que Moscou ait cherché à récupérer Sorge, il convenait d'étendre cette tentative à son réseau. Sorge ne travaillait pas tout seul dans son coin, à la manière d'un
Cicéron : il patronnait une vaste cellule avec l'aide d'autres agents japonais, tels qu'Hotsumi Ozaki. Le prix à payer en ce cas pouvait apparaître, aux yeux des dirigeants soviétiques, trop élevé.
Les Japonais ont fini par se résoudre à pendre Sorge le 7 novembre 1944. La veille,
dans un discours commémorant le 27ème anniversaire de la Révolution d'Octobre (qui avait eu lieu le 7 novembre 1917), Staline avait publiquement, et pour la première fois du conflit, rangé le Japon dans la catégorie des
"nations agressives". C'était suggérer un refroidissement des relations diplomatiques russo-japonaises. En ce cas, Sorge perdait tout intérêt.