Je poste ce sujet dans la rubrique Le front Ouest et la guerre totale car il est indiqué qu'elle regroupe aussi « les sujets communs à tous les fronts tels, [...], les services secrets, espionnage...». Dur de trouver un endroit clairement approprié car je vais parler d'une guerre d'espions entre alliés.
C'est essentiellement un résumé fait à la volée du chapitre « Soviet Penetration and the Communist Party » de l'histoire autorisée du MI5 par Christopher Andrew, The Defence of the Realm.
Le MI5 contre l'espionnage soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale
Le debriefing de Walter Krivitsky
Le 4 septembre 1939, lendemain de l'entrée en guerre du Royaume-Uni, le Foreign Office (ministère des affaires étrangères) reçut un télégramme d'un diplomate en poste à Washington informant qu'un journaliste américain avait publié une série d'articles sensationnels basés sur l'interview d'un officier du renseignement soviétique réfugié aux États-Unis, Walter Krivitsky. Celui-ci affirmait notamment qu'il y avait deux agents soviétiques à Londres : « L'un d'entre eux est King dans le département des communications du Foreign Office, l'autre est dans le département du chiffre du bureau du Cabinet ».
Le premier fut rapidement identifié comme le capitaine John Herbert King. Celui-ci, ignorant que les preuves contre lui étaient probablement insuffisantes pour le poursuivre, craqua après quelques interrogatoires. A un procès à huit clos en octobre, il fut condamné à 10 ans d'emprisonnement. King avait fourni de 1935 à 1937 des copies des télégrammes du Foreign Office auxquels il avait accès. L'enquête dans le département des communications mis à jour par ailleurs d'inquiétantes failles de sécurité qui entraînèrent le remplacement total de son personnel.
Le capitaine John H. King (photo de 1931, trouvée dans son dossier du MI5 aux TNA)
L'enquête sur le deuxième agent, elle, n'avança pas. Les services britanniques comprirent qu'il leur fallait s'entretenir avec Krivitsky. Celui-ci accepta une invitation et arriva en Angleterre en janvier 1940. Le premier contact fut difficile, Krivitsky craignant d'admettre sa participation à de l'espionnage contre le Royaume-Uni, mais il fut progressivement rassuré. Débriefé dans un hôtel par Jane Archer pendant plusieurs semaines, la spécialiste de l'espionnage soviétique au MI5, Krivitsky détailla ce qu'il savait du 4e département de l'état-major de l'armée rouge (son service de renseignement militaire, futur GRU) et de l'OGPU (absorbée par le NKVD, futur KGB).
Ce fut le premier véritable débriefing d'un officier de renseignement soviétique en Occident. Krivitsky apporta pour la première fois une vue de l'intérieur de l'organisation et des méthodes des services de renseignements soviétiques. Bien que Krivitsky appartenait au 4e département, de 1935 à 1937 il avait aussi été impliqué dans des opérations du NKVD en Europe de l'Ouest. Il identifia plus de 70 officiers de renseignement et agents, la plupart inconnus du MI5 jusqu'alors. Cependant, Krivitsky avait fait défection en 1937 pour échapper aux purges staliniennes, et depuis tous les officiers de renseignement soviétique au Royaume-Uni, "légaux" (sous couverture diplomatique) comme "illégaux" (se faisant passer pour des ressortissants non-soviétiques) avaient été remplacés par d'autres qu'il ne connaissait pas.
Quant aux agents soviétiques au Royaume-Uni, mis à part King, les informations de Krivitsky étaient trop embrouillées pour les identifier. Il parla de fuite d'informations du « Council of the State » ou de « l'Imperial Conference » (probablement le Committee of Imperial Defense). Se souvenant que le second agent devait aussi être au Foreign Office, il arrêta de le décrire comme un Écossais (ce qui était exact) et comme un peintre ou sculpteur qui avait acheté des avions pour les Républicains espagnols (ce qui était erroné). Il était certain que c'était un jeune homme, sans doute de moins de trente ans, recruté sur une base purement idéologique, presque certainement éduqué à Eton et Oxford. Il l'appelait un « jeune aristocrate » - mais il appelait aristocrate toute personne de bonne famille - et pensait que c'était le secrétaire ou le fils d'un des chefs du Foreign Office.
Rétrospectivement, Krivitsky parlait probablement de Donald Maclean, un des cinq espions de Cambridge, effectivement issu d'une public school et d'un des deux grandes universités, non d'Eton et Oxford mais de Gresham's School et Cambridge. Maclean était fils d'un chevalier (pas un noble) qui avait été membre du Cabinet (mais pas au Foreign Office). La description était cependant bien trop embrouillée pour l'identifier alors. Krivitsky mentionna aussi un ami de ce diplomate, un « aristocrate » journaliste qui avait été envoyé en Espagne assassiner Franco. Quand il lut ce rapport quelques années plus tard, Kim Philby se reconnût, mais le MI5 ne pouvait deviner que le NKVD avait envisagé d'envoyer un jeune agent inexpérimenté pour une telle mission au lieu d'un assassin professionnel.
Walter Krivitsky
Krivitsky mentionna aussi un ancien officier du Secret Intelligence Service (SIS) aux Pays-Bas, William John Hooper, qui avait été recruté par Henri Pieck, un agent soviétique, en 1937. Mais "Jack" Hooper avait reconnu avoir des contacts avec le renseignements soviétiques et allemands, et les chefs successifs de la section V (contre-espionnage) du SIS avaient accepté ses explications - il est vrai que Hooper avait alors rapporté au SIS des renseignements qui aurait dû les mettre sur la piste de J. H. King plus tôt. Le SIS obtint que Hooper soit omis du rapport du débriefing de Krivitsky par le MI5. (Hooper avait été ré-engagé par le SIS en octobre 1939 après la découverte de King ; après avoir fuit l'invasion allemande, il fut pris en 1941 par le MI5 comme recruteur d'agents à Glasgow.) Après-guerre, l'interrogation d'officiers de renseignement allemands dévoila une toute autre histoire : Hooper avait aussi travaillé pour l'Abwehr allemande en 1938-39, et lui avait dévoilé le nom d'un important agent du SIS dans l'industrie navale allemande, ainsi que le fait que le renseignement soviétique avait pénétré le département des communications du Foreign Office. Il semble cependant que l'Abwehr ne fit pas d'effort sérieux pour contacter Hooper après le début de la guerre. Hooper fut alors renvoyé du MI5, mais il fut estimé qu'engager des poursuivites aurait été trop problématique.
Le débriefing de Krivitsky changea la vision du MI5 sur l'espionnage soviétique. En janvier 1939, son directeur avait affirmé que « l'activité [soviétique] en Angleterre est inexistante, en termes à la fois d'espionnage et de subversion politique ». Cependant, le MI5 n'avait pas de pistes claires à suivre et manquait de moyens. Sa division B (contre-espionnage) était totalement occupée par l'espionnage ennemi, principalement allemand. Le contre-espionnage soviétique fut initialement relégué à un unique officier (F2C) dans la division F (contre-subversion). Mais son plus gros problème était qu'à partir de juin 1940, le MI5 fut lui-même pénétré par Anthony Blunt, un autre des espions de Cambridge.
Le dossier Krivitsky du MI5 est aux archives nationales britanniques (références KV 2/802 à 2/805) et disponible sous forme numérisée sur leur site web (https://discovery.nationalarchives.gov.uk/results/r?_q=%22walter+J.+krivitsky+%22). Je l'ai lu il y a un an ou deux. Il contient notamment plusieurs exemplaires du le rapport du debriefing.
Le dossier King (KV 2/815 et 2/816) est aussi disponible en numérisé (pas lu)
Le dossier Hopper (KV 2/4346 à 2/4349) n'est pas numérisé à l'heure actuelle.
A suivre...