Post Numéro: 1239 de François Delpla 30 Oct 2017, 05:41
Un effort pour situer le document Coulondre dans le long terme de l'aventure nazie sera-t-il jugé hors sujet et par qui ?
Le racisme ne dicte pas seulement l’orientation vers l’est des conquêtes au nom de la supériorité innée des populations ouest-européennes. Il guide aussi la recherche des alliances. Esquissée en 1925 dans le premier tome de la Bible nazie, une politique précise est arrêtée l’année suivante dans le second : l’Allemagne proposera à la Grande-Bretagne un condominium sur les « peuples inférieurs » ; tandis que Berlin prendra les Slaves sous son joug, Londres continuera de dominer les diverses populations tombées sous le sien en trois siècles d’expansion coloniale. Le Troisième Reich renoncera donc à la possession d’une grande flotte de guerre, dont le Deuxième, sous Guillaume II, s’était imprudemment doté. Ainsi rassurée, la Grande-Bretagne pourra concentrer ses forces contre ses deux nouveaux concurrents maritimes, les Etats-Unis et le Japon, en rompant avec sa politique « d’équilibre européen » : elle cessera de s’appuyer sur la deuxième puissance du continent contre la première comme elle l’avait fait pendant des siècles.
Alors que, depuis 1904, elle comptait sur la France pour contenir l’expansion germanique, elle confiera définitivement à l’Allemagne la charge de faire la police en Europe pour tuer dans l’œuf tout projet d’invasion des îles Britanniques. De son côté l’Allemagne se gardera d’élargir ses positions sur l’Atlantique et d’entretenir, en dehors de son étroite fenêtre de Basse-Saxe sur la mer du Nord, la moindre garnison entre la Norvège et le Portugal… et jusqu’à la pointe sud de l’Afrique, puisqu’elle renoncera à toute expansion coloniale : en particulier les côtes de Hollande, de Belgique et du nord de la France, proches des centres vitaux du Royaume-Uni, devront être tenues par des gouvernements qui ne s’intégreront à aucun bloc militaire incluant l’Allemagne.
Un document tardivement découvert montre la persistance de ce schéma, treize ans plus tard, dans l’esprit de Hitler. Il relate une conversation du 6 mai 1940 entre Hermann Göring, le second personnage du Reich, et l’industriel suédois Birger Dahlerus, qui a ses entrées au ministère britannique des Affaires étrangères. A la veille de l’offensive contre la France et l’ensemble qu’on ne nomme pas encore le Benelux, le chef de la Luftwaffe, qui gère à la place du ministre en titre, Joachim von Ribbentrop, un certain nombre d’affaires diplomatiques, annonce que, si la Wehrmacht parvenait à s’emparer « de la côte belge et de Calais », le Reich offrirait à ses adversaires des conditions de paix généreuses, à saisir immédiatement. Il enlèverait à la France le bassin ferrifère de Briey et à la Belgique les cantons germanophones d’Eupen et de Malmédy, pour solde de tout compte sur le continent. Il occuperait des territoires coloniaux, sans autre précision. Mais l’Allemagne n’a jamais exprimé dans ce dernier domaine d’autre souhait que la récupération de ses chétives colonies africaines d’avant 1918, et le régime nazi n’a pas manifesté ici la même vigueur, et de loin, que pour réclamer la Sarre , les Sudètes ou Dantzig. Si toute revendication outre-mer devait être abandonnée dans la négociation comme on lâche du lest, l’essentiel serait tout de même acquis : ayant ridiculisé l’armée française et dégoûté les Anglais de risquer la leur sur le continent, l’Allemagne n’aurait plus rien à craindre lorsqu’elle disputerait à l’URSS la partie du territoire polonais qu’elle avait dû lui abandonner en signant, le 23 août 1939, le pacte germano-soviétique, ou lorsqu’elle entreprendrait la conquête, en une ou plusieurs fois, de la Biélorussie et de l’Ukraine.
Hitler joue de malchance puisque dans l’après-midi du 10 mai, quelques jours après cette conversation et quelques heures après le début de son offensive dévastatrice contre la France, son pire ennemi anglais, jusque là isolé, Winston Churchill, succède à Neville Chamberlain au poste de premier ministre. Si, aujourd’hui encore, on ne sait presque rien de l’acheminement en terre britannique du message de Göring ni de son accueil par les élites anglaises, on peut en avoir une idée par les discussions, correctement archivées et disponibles depuis 1971, du cabinet de guerre londonien. Les 26, 27 et 28 mai, Churchill sauve son fauteuil de justesse sous les assauts du ministre des Affaires étrangères Edward Halifax, qui demande qu’on s’enquière (via le gouvernement italien) des conditions de paix allemandes et qu’on les accepte « si elles ne portent pas atteinte à l’indépendance de ce pays ». Il défend cette position avec une assurance dans laquelle l’offre que Göring avait fait miroiter devant Dahlerus ne doit pas jouer un faible rôle .
La paix n’étant pas survenue au lendemain de la prise de Calais (achevée le 26 mai), Hitler se voit contraint d’envahir la France.