Post Numéro: 1335 de Nicolas Bernard 26 Juil 2019, 11:11
L'explication de Karl-Heinz Frieser est surtout réfutée par les deux sources sur lesquelles elle prétend s'appuyer.
Pour rappel: l’historien allemand prétendait que Hitler avait stoppé le mouvement vers Dunkerque, non en vertu de considérations militaires et diplomatiques, mais pour rappeler ses généraux à l’ordre – du moins, les généraux de l’O.K.H.
En effet, Karl-Heinz Frieser s’appuyait sur le journal de marche du groupe d’armées A et le journal du colonel Jodl à la date du 24 mai, lesquels indiquaient que le dictateur avait laissé éclater sa colère en apprenant que, dans la nuit précédente, ledit O.K.H. (du moins son chef, Brauchitsch), avait ordonné au groupe d’armées A du général Von Rundstedt, jugé trop timoré, de céder le gros de ses forces Panzer au groupe d’armées B de Von Bock, afin de ne pas ralentir l'avance vers Dunkerque et la consommation de l'encerclement des armées alliées. Le tout, sans en référer au Führer
Selon Karl-Heinz Frieser, Hitler y aurait vu une atteinte à son prestige de chef des armées. Non seulement, à ses yeux de dictateur mégalo mais médiocre, fiérot mais narcissique, l'O.K.H. aurait empiété sur ses prérogatives, mais encore se serait-il, par la même occasion, injustement attaqué à Von Rundstedt, avec qui s'entendait bien le dictateur.
D'où cette réaction aussi colérique que puérile: le Führer aurait cloué sur place ses forces blindées pour rappeler à l'O.K.H. qu'il était seul maître à bord ; pour couronner le tout, il aurait laissé à Von Rundstedt la décision de reprendre l'avance dans l'intention d'humilier ce même O.K.H., puisque ce dernier se retrouvait soumis au bon vouloir d'un général qui lui était pourtant, en théorie, subordonné!
Avant même tout examen de fond, la thèse, loin d'être idiote de prime abord, apparaît tout de même simpliste. Notamment, Karl-Heinz Frieser néglige les tiraillements au sein même de l'O.K.H., entre un Brauchitsch qui souhaitait confier au groupe d'armées B l'achèvement de la poche, et son adjoint Halder, que cette solution horripilait et qui préférait garder la main sur les Panzer, quitte à serrer la vis sur le groupe d'armées A.
Malheureusement, la thèse de Karl-Heinz Frieser n'est pas seulement simpliste. Elle est tout simplement fausse, car réfutée par les deux sources documentaires sur le fondement desquelles cet historien prétend la bâtir.
En effet, le journal de marche du groupe d’armées A et, dans une moindre mesure, le journal du colonel Jodl à la date du 24 mai, donc les sources exploitées par Karl-Heinz Frieser lui-même, établissent de manière irréfutable que l’ordre d’arrêt est formulé (et même diffusé, si l'on en croit le journal du groupe d'armées A) avant l’annonce, par le commandement du groupe d’armées A, que ses Panzer vont passer au groupe d’armées B, si bien que la colère de Hitler, sincère ou feinte, est postérieure à l'ordre d'arrêt.
Bref, l’explication de Karl-Heinz Frieser est totalement invalidée par cette seule contradiction chronologique, révélée par ses propres sources.
Pour couronner le tout, le bogue logique de Karl-Heinz Frieser, particulièrement grossier, n'a rien d'original: un tel vice de lecture grippait déjà l'analyse des événements effectuée par son illustre prédécesseur, Hans-Adolf Jacobsen, dans son Dünkirchen...
En toute hypothèse, l'impair commis par Karl-Heinz Frieser est d'autant plus regrettable que cet auteur réfute de manière pertinente les "explications" d'ordre militaire formulées par ses prédécesseurs. Son analyse du facteur diplomatique est, en revanche, totalement lacunaire et dépassée, et on ne peut que déplorer qu'il n'ait pas cherché à mettre à jour son travail pour tenir compte des avancées considérables de l'historiographie (certes peu nombreuse) sur cette affaire.
« Choisir la victime, préparer soigneusement le coup, assouvir une vengeance implacable, puis aller dormir… Il n'y a rien de plus doux au monde » (Staline).