Au-delà de la personnalité irritante et assez peu intéressante de l'architecte mué en ministre de l'Armement, l'affaire est significative du trompe-l'oeil qui présidait à bien des activités de Hitler : en ordonnant la terre brûlée, il manifestait sa volonté de combattre jusqu'au bout; en confiant l'exécution à Speer qui lui avait suggéré maintes fois de mettre les pouces, il savait qu'il serait saboté, notamment dans la Ruhr, et il dessinait lui-même à l'avance la puissance économique de la RFA. Le récit de Speer http://www.delpla.org/article.php?id_article=67 , suivant lequel il s'était confessé à Hitler de sa désobéissance lors de sa visite d'adieu, le 23 avril, et celui-ci n'avait rien répondu, écrasant même une larme furtive, est vraisemblable mais très incomplet.
Je viens d'avoir un bonheur d'historien : trouver un document qui confirme noir sur blanc ce qu'on avait patiemment démontré au moyen de bribes, de lectures de documents entre les lignes et et de déductions logiques.
Il s'agit d'un rapport d'écoute radiophonique datant du 15 avril 1945. L'émetteur est en allemand mais c'est un poste pirate américain destiné à jeter le trouble en Allemagne, Radio-Atlantic. Le tribunal de Nuremberg l'a réclamé, et le service du renseignement politique au Foreign Office l'a retrouvé. En l'envoyant à Nuremberg, ce service indique que ce poste émettait à la fois des renseignements vrais et d'autres, inventés, et qu'une personne très au courant, consultée, croit se souvenir que celui-là émanait de "prisonniers de guerre d'un assez haut niveau".
Voici le texte :
Munich
Date 15/4/45
Heure : 17h 10
L'ordre du Führer du 23 mars sur la question des sabotages pratiqués devant la menace ennemie dans l'industrie, les chemins de fer et le ravitaillement a été ouvertement saboté par les employés du ministère de l'Approvisionnement et de la Production de guerre.
Au cours de ces derniers jours, des fonctionnaires du ministère de Speer se sont installés eux-mêmes, dans bien des cas, comme directeurs d'usines dans les régions menacées et ont ordonné que les ordres de démolition ne soient pas exécutés et qu'on tienne pour nuls les ordres du parti. Si les directeurs d'usines n'étaient pas d'accord, les fonctionnaires du ministère leur présentaient des contre-ordres écrits.
De telles interventions ont eu pour effet que les usines Wintershall de Messinghausen, qui constituent la plus grande des usines Kali en Allemagne, sont tombées intactes aux mains des Anglo-Américains. Quand une équipe de démolisseurs du parti arrivait, le directeur, le dr Carl Seyffert, lui montrait un ordre du ministre Speer à la commission locale de l'approvisionnement, stipulant que l'ordre du Führer ne devait pas s'appliquer dans ce cas. Kali, du groupe Wintershall, est l'une des plus grosse fabriques d'engrais du Reich et aura une grande importance pour la production alimentaire lors de l'occupation totale. Par l'occupation de ce site, 100 000 personnes ont été sauvées de la famine.
Par définition, en temps de guerre, les émetteurs pirates de l'ennemi sont l'objet d'une surveillance constante. Nous avons donc là une preuve solide que le "sabotage" de Speer s'effectuait avec de gros sabots, que Hitler en a été informé au plus tard une grosse semaine avant la si émouvante rencontre du 23 avril et qu'il n'a pris aucune espèce de mesure pour saboter le sabotage.
Subsidiairement, nous avons un indice de la persistante naïveté des Alliés : ils s'imaginaient qu'une telle "révélation" était de nature à semer la zizanie dans les milieux dirigeants...
En fait, jusqu'au bout, Hitler manipule, et toujours avec le même procédé : présenter son régime comme divisé entre des durs très méchants et très bas de plafond, et des raisonnables avec lesquels, lorsqu'on est Anglo-Saxon, on doit pouvoir s'entendre.