Le télégramme "Lequio"

Katyn sur le compte de la Gestapo, c'est en effet une curiosité !

Le dossier contient un interrogatoire de Colombine sur le sujet, que j'ai photographié sans le lire. A ce propos, j'ai fait la sinistre bêtise de partir à la fermeture en oubliant mon appareil sur son support et tout le monde est prié de prier pour que je le retrouve demain. En attendant, on peut imaginer la solution suivante : le faux traître doit donner des gages, et quel meilleur gage que d'accuser la Gestapo d'un crime qu'elle n'a pas commis ? d'autre part, la démarche de Himmler (et de Hitler plus que probablement) en l'envoyant consiste à tenter de retourner les Anglais et les Occidentaux en général contre l'URSS et il vaut mieux ne pas annoncer la couleur tout de suite.

Plus je retourne la question, moins je vois comment, avec ce dossier, on pourra encore nier que la ruse soit à la base du nazisme.

le faux traître doit donner des gages, et quel meilleur gage que d'accuser la Gestapo d'un crime qu'elle n'a pas commis ?

Les allemands comptaient vraiment que les britanniques allaient prendre cela pour un brevet d'anti-nazisme?
D'autre part, à cette date (10 mai 43) les allemands avaient, si je ne trompe pas, déjà révélé le massacre en chargeant les soviétiques et les britanniques se doutaient de ce qu'il en était.

le faux traître doit donner des gages, et quel meilleur gage que d'accuser la Gestapo d'un crime qu'elle n'a pas commis ?

Les allemands comptaient vraiment que les britanniques allaient prendre cela pour un brevet d'anti-nazisme?
D'autre part, à cette date (10 mai 43) les allemands avaient, si je ne trompe pas, déjà révélé le massacre en chargeant les soviétiques et les britanniques se doutaient de ce qu'il en était.

Nous sommes devant une ruse nazie sophistiquée, que nous allons pouvoir suivre pas à pas. Pour l'instant, ce dont il s'agit c'est de faire croire aux Anglais une chose et une seule : que celui qui vient à eux le fait de façon honnête (genuine, mot omniprésent dans les documents britanniques des premières semaines, avec un point d'interrogation de plus en plus ténu). Le but n'est certes pas de faire croire que Katyn n'est pas un crime soviétique ! Mais chaque chose en son temps.

Et le danger est nul. De ce point de vue, la figure rappelle l'incendie du Reichstag : Göring oriente aussitôt policiers et journalistes (dont un pigeon anglais qui va faire une grande carrière d'antinazi, Sefton Delmer) vers le souterrain du chauffage par où, dit-il, est arrivé un commando communiste. Il sait très bien, puisque le souterrain mène à ses propres appartements, que cela le fera soupçonner et qu'on aura tôt fait de parler d'un commando SA. Une manière de dire : oui, nous avons fait le coup, mais essayez un peu de le prouver ! L'important est qu'il y ait crime et, que comme nous sommes au pouvoir, nous soyons en mesure de désigner et de châtier des gens qui nous font de l'ombre.

En l'occurrence, s'il n'y a que Colombine et les Russes pour croire et dire que Katyn c'est la Gestapo, cela ne risque pas d'équilibrer la propagande de Goebbels qui parle d'un crime soviétique, pardon, juif, et qui en a mille preuves sous le coude (enfin, de la russitude sinon de la judéitude !) ! Mais en attendant c'est l'argument rêvé pour en faire un naïf... un genuine ! et pour graver sur sa carte de visite : "conservateur humain, dégoûté des nazis par le seul fait d'avoir passé trois mois aux côtés de Himmler". Après il sera toujours temps de faire machine arrière, en disant que justement il était antinazi et prenait par réflexe le contrepied de Goebbels.

Certes, si nous n'avions que cette pièce, nous pourrions penser (sinon prouver !) que c'est bien un antinazi sincère et prêt à croire pis que pendre de la Gestapo comme à fermer les yeux sur les points les plus scabreux du comportement de la coalition anti-allemande. Mais que fais-tu du reste du dossier ? Certes je n'en ai pas encore dévoilé beaucoup, mais la fin de l'histoire devrait te suffire : il fait de la taule en RFA dans les années 60 sans que les Anglais aient levé le petit doigt pour lui venir en aide, preuve qu'ils sont "honteux comme un renard qu'une poule aurait pris".

Il a pris quatre ans de taule pour la peau de 5000 juifs : c'est déjà un foutage de gueule de la part de la justice allemande, je ne vois pas en plus les anglais venir pleurnicher !

Ceci dit, ce document est typique des coups tordus que s'échangeaient ces deux adversaires, ce qui me surprend c'est qu'on puisse penser que les anglais aient été aussi naïfs...Il nous ont habitué à plus de clairvoyance : mais peut-être ont-ils pensé, qu'un officier ss c'est toujours bon à prendre...

Maintenant y avait-il autre chose en plus ?

Ce n'est pas un coup tordu, c'est un acte de guerre fort bien conçu et fort efficace... jusqu'au niveau de Churchill exclu.

Je n'aurai guère avant mardi le temps de poster à nouveau, mais ce que j'ai accumulé pendant ces trois derniers jours (outre le sentiment de la grande honnêteté des femmes de service qui ont sauvegardé mes photos avec leur appareil) m'incite à penser que Winston a traité sur ce plan le travail de ses services avec la plus grande commisération : dans ses propres dossiers ayant trait plus ou moins à l'Allemagne, je n'ai pas trouvé le mot "Colombine" ni la moindre allusion à l'affaire, ce qui ne veut pas dire qu'on ne finisse pas par en trouver mais que, pour le moins, il n'était pas friand de nouvelles sur le sujet -alors qu'il l'était, par exemple, des messages Ultra. J'ai l'impression qu'il se refusait à faire un tri entre les notables allemands et plus encore entre les nazis. Et que cela a coupé court à la manoeuvre. En tout cas l'intox marche très très bien au niveau des services secrets et ils pondent rapport sur rapport concernant l'implosion imminente du régime, l'abîme qui se creuse entre SS et Waffen SS et autres fariboles.

L'enjeu n'est autre que le maintien jusqu'au bout de l'alliance avec l'URSS -faute de quoi on voit se dessiner sous nos yeux de grands pans du nazisme prêts à survivre moyennant des aménagements de surface.

Tiens tiens !

Voilà qu'Ultra refait surface...

Une gourmandise pour Uncle Winston ?

Bonjour à tous


Me voici donc de retour avec ma riche moisson.

Conformément à un souhait exprimé par d'aucuns, je vais ouvrir un fil spécifique sur Harlequin et Colombine 1943, tout en attirant l'attention sur le fait que nous n'étions pas du tout hors sujet en parlant de cette affaire à propos du télégramme Lequio. La manoeuvre de paix antisoviétique d'après Stalingrad se réfère explicitement (au moins par Harlequin-Wurzmann interposé) à celle de 1941 et au voyage de Hohenlohe à Madrid.

Certes à l'époque c'est Churchill qui intoxique. Mais la figure d'ensemble est identique : le nazisme, une fois la France à terre, n'a de cesse d'amener l'Angleterre à la paix pour digérer tranquillement le plus de terres slaves possible.

On peut même se demander pourquoi Wurzmann remet le couvert, en rappelant ce qui s'est passé début 41 entre Hoare et Hohenlohe. Sans doute veut-il faire agréer ce dernier, plus que jamais, comme négociateur. Mais n'y a-t-il pas aussi là l'indice que Hitler n'a toujours pas compris que Hoare bluffait de la part de Churchill, et pense le moment venu de s'en faire un auxiliaire dans la recherche d'un compromis occidental contre la poussée russe qui menace l'Europe ?

Ca y est, je suis Hillgarth à la trace !

Il vient à Londres tous les deux à trois mois. Les registres des invités aux Chequers (maison de week-end des premiers ministres) en portent témoignage, et témoignent aussi du fait qu'il venait surtout pour voir Churchill, et que celui-ci le rencontrait loin de l'agitation des bureaux et des oreilles indiscrètes.

Il est présent en janvier, plutôt vers le début du mois, puis en avril.

Je rappelle que d'après la documentation exhumée avant mon dernier voyage, la conspiration pour intoxiquer Hitler sur les chances de paix apparaissait à la mi-février, avec la convocation de Hamilton par son ministère.

Je concentre à présent mon attention sur les premiers jours de janvier. Halifax vient d'être viré du FO. Jusque là les diplomates britanniques étaient invités à dire que leur pays se batttrait jusqu'au bout et ne voulait pas entendre parler de paix. Le 10 janvier apparaît une nouvelle consigne : celle d'opposer à tout émissaire de l'Axe parlant de paix un "absolute silence".

Ne serait-ce pas le signe que Winston commence à songer qu'il pourrait, dans des oreilles teutonnes soigneusement choisies, distiller un discours plus ambigu ?

Autre bizarrerie : si Halifax est chassé des Affaires étrangères, Eden, lui, quitte le ministère de la Guerre. Or au lieu de le laisser tranquillement s'installer au FO, Churchill le charge d'une véritable mission de général en chef en l'envoyant, le 10 février, coordonner les actions britanniques, principalement militaires, en Libye et en Grèce. Au passage, il séjourne à Gibraltar où il rencontre longuement Samuel Hoare, du 15 au 17 février (d'après ses mémoires citant son journal, t. 1, p. 199).

Donc, rien qui éclaire le tableau d'une façon aussi lumineuse que l'incontournable télégramme Lequio, mais une esquisse de scénario possible : Churchill et Eden morts d'angoisse au jour de l'an 1941 car un Hitler adossé à une Russie favorable peut porter des coups mortels à l'empire britannique, l'idée commence à faire son chemin de forger un "parti de la paix" et de le manier comme un leurre, Hillgarth se fait fort de pouvoir guider Hoare sur des sentiers scabreux, il le prépare pendant un mois et Eden (sans doute Hillgarth aussi fait le déplacement de Gibraltar) donne un ordre ferme à la mi-février, au moment même où Hamilton est approché par le MI 6. Rendez-vous est alors pris avec Hohenlohe, que justement Canaris a envoyé à Biarritz, pour le 6 mars.

Cadogan et tout le reste du FO sont hors de la confidence (vérifié sur le journal de Cadogan : rien sur Hoare dans la première quinzaine de mars).

Il y a même dans les mémoires d'Eden un indice. C'est la première et unique fois (sous réserves, je n'ai pas le temps de tout relire !) où il dit que Churchill l'avait muni, avant de l'envoyer à l'étranger, d'ordres écrits à n'ouvrir qu'en route :

J'étais porteur d'"ordres scellés" que le Premier ministre m'avait remis solennellement avec une visible satisfaction, en m'interdisant de les ouvrir avant d'avoir quitté l'Angleterre. Comme j'en avais moi-même discuté la teneur avec lui, je ne m'en inquiétais guère et les ouvris seulement à Gibraltar. Selon ces instructions, l'objectif principal de ma mission était de faire parvenir sans retard des secours à la Grèce.

Le passage se termine sans qu'il soit question d'autres objectifs...

Voici un document court mais assez éloquent, extrait du dossier Prem 4/23/2 :

Madrid au Foreign Office
Sir S. Hoare

7 mai 1942
émis 3. 45 pm
reçu 7.15 pm

Message personnel pour le secrétaire d'Etat
Max Hohenlohe est arrivé ici avec femme et enfants. Il souhaite me voir d'urgence avant le 25 mai, date de son retour en Allemagne en laissant sa famille ici. Il me fait dire qu'il a une question importante à soulever à mon adresse. Souhaitez-vous que je le voie ou non ?

La réponse d'Eden arrive le 11 sous la même forme : un court texte à l'attention personnelle de l'ambassadeur. Il préfère que Hoare et aussi, précise-t-il, tout membre de l'ambassade, s'abstiennent.

Avec le déclenchement récent de démarches de paix et de rumeurs en Turquie, en Suède et ailleurs, il est particulièrement important de ne pas donner à l'ennemi l'occasion de semer des fausses interprétations. Si des nouvelles sur une telle rencontre filtraient, et les Allemands pourraient le souhaiter, le dommage serait très supérieur à tout avantage qu'on pourrait retirer de ce que le prince aurait dit.

Mais ce télégramme se croise avec un autre, dans lequel Hoare annonce que son attaché militaire, le général Torr, a vu Hohenlohe. Eden approuve mais, en rappelant l'argumentation qui précède, interdit tout nouveau contact.

Le télégramme de Hoare, daté du 11 mai, conte que Torr a vu Hohenlohe le 9 et s'est vu remettre un message verbal en trois points :

1) Himmler et les SS sont maintenant la force dominante en Allemagne et on peut se servir de Himmler pour détruire Hitler et Göring;
2) les industriels allemands partisans d'écarter Hitler sont disposés à se servir de Himmler à cette fin;
3) Quelle serait l'attitude du gouvernement de Sa majesté ?

Torr a répondu qu' "il n'avait ni le droit ni les informations nécessaires pour donner une réponse, mais pouvait d'emblée remarquer que le nom de Himmler était "le plus détesté de tous dans les pays alliés et qu'un accord avec lui semblait presque impossible". Et Hohenlohe de revenir encore à la charge en disant qu'on pouvait se servir des SS pour écraser les nazis (il oppose "Himmler et ses SS", et "la Gestapo et les nazis") puis les jeter après usage.

Le document suivant de cette liasse de papiers du premier ministre est une lettre à lui écrite par Duff Cooper presque un an plus tard, le 19 avril 1943, Duff (qui, en tant que ministre de l'Information, avait porté de Gaulle sur les fonds baptismaux en juin 40 plus que tout ministre anglais comme son arrière-petit neveu Cameron était fier de l'apprendre à Sarkozy le 18 juin 2010) est alors sans emploi défini à Londres et il est intéressant de noter que Churchill le consulte sur une matière aussi sensible, puis fait classer sa lettre dans ce dossier en demandant par une mention manuscrite qu'on ne l'utilise pas.

Cooper indique que Churchill lui a demandé le 17 avril ce qu'il pensait du fait que Hoare "était censé avoir dit au prince de Hohenlohe en février 1941 qu'il pourrait requérir ses services plus tard dans l'année et l'avoir prié de se disposer à venir à Madrid quand il le lui demanderait".

Dans sa réponse, Duff révèle que l'information vient d'Harlequin (Wurmann) et que l'enquête de Churchill a été déclenchée par les informations, largement concordantes avec le télégramme Lequio, que j'ai données il y a quelques jours sur ses interrogatoires viewtopic.php?f=17&t=28461&start=60 :

En premier lieu, ce qui me vient à l'esprit c'est que ce témoignage est de troisième main, c'est-à-dire que le prince de Hohenlohe peut n'avoir pas dit la vérité quand il a parlé à Harlequin, et que celui-ci peut n'avoir pas répété les choses correctement à notre informateur.

Tout en gardant cela à l'esprit, la seule chose qu'on peut déduire de la déclaration présumée, c'est que dans ce moment très sombre de la guerre Sir Samuel Hoare envisageait que nous puissions être contraints de présenter une offre de paix dans l'été 1941, auquel cas il pensait que les services d'un Allemand haut placé, qui était un ami de lord Runciman ert était supposé entretenir de bons rapports avec les Anglais, pourraient être utiles.

En résumé, Churchill est alarmé, au printemps 43, par les révélations de Wurmann. Il fait sur Cooper le test du couillon : tu comprends quoi, toi, là ? Résultat : Hoare, si c'est vrai, a dû paniquer un peu, prendre date pour l'été... Ennuyeux mais pas capital.

J'en reviens à la manoeuvre Hohenlohe de mai 1942, révélée par le premier télégramme. Si on suppose que Hitler est derrière, on voit que comme l'année précédente il se met en marche vers l'est tout en recherchant éperdument la paix à l'ouest. Et que lui-même pense que Hoare est un anti-churchillien qui a joué, un an plus tôt, son propre jeu.