Post Numéro: 145 de François Delpla 31 Mai 2016, 12:05
Un petit coup de pied de recentrage n'est peut-être pas inutile et pourrait permettre à des personnes réellement désireuses de débattre, en confrontant des points de vue argumentés, de le faire.
Voici donc, pour faciliter la connaissance de la thèse que j'avance, le résumé que j'en donne dans mon livre sur le Troisième Reich, p. 409 sq. :
Du vague à l’âme chez les SS ?
Walter Schellenberg est, du récit qui suit, la source la plus précise.
Il conte dans ses mémoires qu’au début de 1942 il comprit
que l’Allemagne ne pouvait plus gagner la guerre et devait faire
la paix avec l’un de ses adversaires. Le responsable du bureau VI
du RSHA, spécialisé dans les affaires étrangères, estimait préférable,
et de loin, une entente avec les Anglo- Saxons, plutôt qu’un
rapprochement avec Staline. Il entreprit alors des démarches dans
ce sens auprès d’interlocuteurs étrangers, mais auparavant il s’était
garanti contre toute accusation de trahison en exposant ses préoccupations
à Himmler lors d’une entrevue à Jitomir, début août,
et en recevant l’autorisation de sonder les Britanniques. Il nous
dépeint dans les chapitres suivants un Himmler tiraillé jusqu’à la
fin de la guerre entre sa fidélité à Hitler, hostile à toute idée de
paix, et son aprobation des vues de son talentueux cadet.
Le « rapport final » sur les déclarations de Schellenberg, rédigé
en 1945 par ses interrogateurs, en dit un peu plus… et un peu
différemment. Dans ses mémoires, il dramatise la rencontre de
Jitomir : il avait pris rendez- vous avec Himmler en lui annonçant
qu’il avait à lui dire « quelque chose d’important » et en redoutant
sa réaction. A ses interrogateurs, en revanche, il déclare qu’il
entretenait son chef de cette question « depuis un certain temps »
et que la conversation de Jitomir avait porté sur les modalités
pratiques : il devait faire savoir au gouvernement britannique que
des changements se préparaient en Allemagne et qu’avant la fin de
l’année la nomination d’un nouveau ministre des Affaires étrangères
viendrait le confirmer. Schellenberg présente en effet Ribbentrop
comme l’âme damnée qui a poussé Hitler à guerroyer à
la fois contre l’Est et l’Ouest. L’intermédiaire choisi était le consul
anglais à Zürich, nommé quelques mois plus tôt, Eric Cable.
L’historien Reinhard Dörries, qui a récemment travaillé sur
les interrogatoires des diplomates SS par les Anglo- Saxons, écrit
que ces contacts ont bien eu lieu, sans qu’on sache si les services
d’espionnage anglais avaient mandaté le consul pour laisser
entendre qu’une entente était possible, ou si Schellenberg
a pris ses désirs pour des réalités. En tout cas, ces approches
auraient tourné court (d’après le livre de Schellenberg) en raison
du maintien de Ribbentrop à son poste : Himmler non seulement
n’aurait pas obtenu la tête du ministre, mais n’aurait même pas
osé faire part au Führer de sa façon de penser.
Quelque chose ne va pas dans ce récit. Schellenberg, interrogé
en 1945 par des officiers de renseignements britanniques, ne va
pas leur mentir sur un point qu’ils peuvent facilement vérifier.
On peut donc tenir pour acquis – même si les archives londoniennes
accessibles n’en soufflent mot – qu’il a contacté Cable
et lui a fait miroiter une démission de Ribbentrop, suivie d’un
changement fondamental dans la politique du Reich. Or il aurait
été absurde de le faire sans l’aval de Himmler, qui lui aurait donc
donné un feu vert, et non orange. Et Himmler, de son côté,
aurait pris un risque insensé en agitant dans des oreilles ennemies
la perspective d’une révolution de palais à Berlin sans l’accord
de Hitler, qui risquait fort (si on se souvient qu’il cloisonnait les
missions tout en les multipliant, notamment en matière d’affaires
étrangères) de l’apprendre par d’autres et de lui demander des
comptes. Ces données suggèrent que Hitler était au courant de la
manoeuvre… et que Ribbentrop, à son insu sans doute, a passé le
second semestre de 1942 sur un siège éjectable : si Churchill ou
Eden avaient manifesté le moindre intérêt pour cette ouverture,
il aurait été prestement remplacé par quelque nazi dont on avait
cultivé la réputation d’anglophilie, par exemple Göring, ou par
un conservateur tel que Schacht ou Papen.
Un point que Schellenberg élude au maximum, sauf lorsqu’il
raconte les dernières semaines du régime, est la place du sort
des Juifs dans ces amorces de négociation. Or ces dernières
semaines peuvent donner une idée du reste : les « bons nazis »
se présentent à leurs interlocuteurs étrangers comme des amis
des Juifs, désireux de sauver ceux qui n’ont pas encore été tués.
Autrement dit, si les Anglo- Saxons n’aident pas ces hommes de
bonne volonté à l’emporter sur la scène berlinoise en se montrant
accueillants à leurs ouvertures, ils signent l’arrêt de mort
des Juifs qui vivent encore en Allemagne. On voit aussi, dès l’été
de 1942, un proche d’ Eichmann, Dieter Wisliceny, glisser dans
certaines oreilles étrangères des propositions tendant à laisser
la vie sauve, en leur permettant d’émigrer, aux Juifs slovaques
moyennant finance. Là encore, on ne voit pas pourquoi une
démarche consistant à échanger des vies juives contre des avantages
pour le Reich, inaugurée en 1942 (sinon plus tôt encore),
aurait pris brusquement, en 1945, un sens anti- hitlérien. Il est
probable que Himmler, qui en 1942 passait, d’après ses agendas,
très souvent à la Wolfsschanze ou à Vinnitsa32 prendre les ordres
de son chef, a décidé avec lui de la démarche corruptrice mise
en oeuvre à Bratislava, que Wisliceny de son côté ne pouvait
entreprendre sans son aval. Dans la Solution finale le chantage
accompagne le meurtre comme son ombre, et la direction nazie
a besoin de connaître l’ampleur des efforts que le camp adverse
est prêt à consentir pour soustraire des Juifs à son emprise.
Quant à la partie anglaise, on a toutes raisons de penser qu’elle
accueillait fraîchement les approches de ce genre. L’étude des
relations Hoare- Hohenlohe nous l’a déjà montré. Cette filière
avait été instrumentalisée par Londres dans la période la plus
délicate, celle du printemps 1941, lorsqu’une Allemagne en
paix avec l’URSS aurait pu écraser les Anglais en Méditerranée.
Une fois « Barbarossa » déclenchée, Hoare fuit Hohenlohe
et c’est l’Allemand qui est demandeur, preuve que la saison
est passée où la diplomatie britannique se prêtait à des simulacres
de négociations. Du côté de Churchill, la parole est au canon, définitivement. Plus que jamais, il joue la carte d’une
Angleterre unie et insensible à toutes les sirènes. Notamment à
l’antisoviétisme, qui est bien entendu l’antienne principale des
émissaires de Schellenberg ou de Himmler, dans leur recherche
d’interlocuteurs occidentaux compréhensifs.