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Re: Le vol de Rudolf Hess

Nouveau messagePosté: 15 Mar 2011, 17:38
de François Delpla
Martin Allen serait-il le Macpherson du XXIème siècle ?

Ce faussaire a publié au XIXème les poèmes d'un barde médiéval nommé Ossian, qu'il prétendait avoir trouvés dans de vieux grimoires et qui étaient intégralement de lui, ce qui ne les empêche pas d'être classés dans les chefs-d'oeuvre de la littérature universelle.

En l'occurrence, Allen a forgé, ou s'est laissé mettre en main par des faussaires, des documents qui permettent de suivre pas à pas une conspiration des services secrets britanniques, pilotée par Churchill en personne, pour attirer un haut responsable allemand en Angleterre.

Cependant, il y a dans sa construction pas mal d'éléments incontestés qui suffisent à étayer la thèse, même si on suit de moins près les méandres de la conspiration.

Le plus important et troublant me semble être celui-ci, qu'il ne cite pas intégralement et que je viens d'aller récupérer en bibliothèque :
Madrid, le 14 mars 1941 [70 ans hier !]

Le prince de Hohenlohe séjourne à Madrid. Ce grand propriétaire terrien de la région des Sudètes est bien connu dans les milieux financiers de Londres, de New-York et également de Madrid, pour avoir épousé une très riche Hispano-Américaine, Madame Yturbi. C'est aussi un homme de confiance de Hitler, qui se sert souvent de lui pour sonder les humeurs et les tendances du camp ennemi, ainsi que pour remplir des missions secrètes à titre d'agent officieux.

Il me revient de source sûre que Hohenlohe s'est entretenu ces jours-ci avec l'ambassadeur d'Angleterre, sir Samuel Hoare, et en a obtenu des déclarations qui peuvent se résumer ainsi : "La situation du gouvernement anglais ne serait plus aussi solide. Churchill, malgré la récente loi américaine en faveur d'une aide à la Grande-Bretagne, ne disposerait plus d'une majorité. Hoare prévoit, en conséquence, qu'il sera tôt ou tard rappelé à Londres pour prendre la direction du gouvernement, avec l'objectif précis de rechercher une paix de compromis. Sur ce chapitre, il a déclaré avec la plus grande énergie qu'il n'accepterait cette charge qu'à condition de disposer des pleins pouvoirs. Il a ajouté qu'Eden serait écarté de la direction des Affaires étrangères pour occuper un autre poste dans le cabinet, et remplacé par l'actuel sous-secrétaire d'Etat Butler, qu'il a présenté comme un homme plein de bon sens et parfaitement à la hauteur de la dure tâche qui lui incombera.

L'ambassadeur d'Allemagne, également informé de l'entretien en question, a adressé à Berlin des informations similaires.

(source : Documenti diplomatici italiani, Nona serie, vol VI, Istituto poligrafico e Zecca dello Stato, Rome, 1986, p. 701.)


D'après Allen, Hoare jouait déjà ce jeu-là depuis novembre. Cela me paraît douteux, pour toutes sortes de raisons. En revanche il est clair qu'à la mi-mars il rattrape le temps perdu ! Mais une chose n'est pas moins claire : une telle démarche ne saurait être faite qu'avec l'aval de Churchill et en en coordination étroite avec lui (notamment par l'intermédiaire d'Alan Hillgarth, son homme de confiance et celui du MI 6 en Espagne). On ne voit pas en effet un "parti de la paix", englobant Butler, annoncer avec autant de netteté à Hitler qu'il entre en conspiration... si c'était vrai.

Re: Le vol de Rudolf Hess

Nouveau messagePosté: 16 Mar 2011, 01:17
de dynamo
Un point de détail qui a son importance, mais à préciser pour une bonne compréhension.
Quel est le statut de Churchill en temps de guerre.
Il reste le patron jusqu'à la fin de l'état de belligérence ?
Il peut être mis en minorité par un vote et démis de sa fonction ?
Merci pour vos réponses.

Re: Le vol de Rudolf Hess

Nouveau messagePosté: 16 Mar 2011, 07:04
de François Delpla
le régime reste parlementaire : Churchill peut être renversé à tout moment s'il n'a plus de majorité.

Re: Le vol de Rudolf Hess

Nouveau messagePosté: 16 Mar 2011, 10:41
de clayroger
François Delpla a écrit:le régime reste parlementaire : Churchill peut être renversé à tout moment s'il n'a plus de majorité.


C'est vrai en théorie.
En pratique, Churchill est vu comme le meilleur Prime possible en temps de guerre par le parlement et le roi.
Personne ne songera jamais à s'en séparer, même au plus sombre moment du Blitz.
L'une des grosses erreurs d'appréciation d'Adolf, pas si clairvoyant sur ce point dans son mépris de la démocratie.

Re: Le vol de Rudolf Hess

Nouveau messagePosté: 17 Mar 2011, 12:03
de François Delpla
La situation de Churchill n'est pas gravée dans le marbre et le maintien de l'Angleterre dans la guerre n'a pas à l'époque ce caractère d'évidence qu'il a acquis depuis, grâce au résultat de la guerre, à l'étalage de la criminalité nazie, au best-selling des mémoires de Churchill, etc.

En 1942, la prise de Singapour puis celle de Tobrouk valent à Churchill des moments difficiles, où son éloquence le sauve davantage que la faveur du roi.

A plus forte raison, pendant l'année terrible entre l'armistice français et Barbarossa, la menace pouvait surgir tous les jours... et Hitler avait fait ce qu'il fallait pour qu'elle surgît en mai.

Re: Le vol de Rudolf Hess

Nouveau messagePosté: 17 Mar 2011, 14:44
de dynamo
François Delpla a écrit:
A plus forte raison, pendant l'année terrible entre l'armistice français et Barbarossa, la menace pouvait surgir tous les jours... et Hitler avait fait ce qu'il fallait pour qu'elle surgît en mai.


Si Hitler est vraiment le manipulateur de l'affaire Hess, il utilise un projectile à deux têtes; il met Churchill en difficultés et il déclenche la paranoïa
chez Staline qui pense que les Anglais vont s'entendre avec les Allemands contre lui.
Cela permet de décrédibiliser le gouvernement britannique aux yeux de Staline et l'amener (qui sait) à une négociation territoriale avec Hitler.
Hitler brouille une fois de plus les cartes.

Re: Le vol de Rudolf Hess

Nouveau messagePosté: 19 Mar 2011, 18:05
de François Delpla
Le document italien du 14 mars 1941 (dont je m'aperçois que j'ai omis l'auteur : Lequio, ambassadeur d'Italie à Madrid) est incontesté et incontestable. Il y a donc eu peu avant communication par Samuel Hoare, à l'adresse de Hitler, d'informations sensationnelles sur une conspiration pour renverser Churchill, dont lui-même serait le bénéficiaire, la composition du gouvernement et sa politique de rapprochement avec le Reich étant déjà bien définies.

Et les historiens ont négligé la chose jusqu'à ce que Martin Allen la découvre dans un recueil publié vingt ans plus tôt.

Cela aussi est illogique ! On pourrait penser que quand paraît un tome de documents diplomatiques d'une grande puissance en guerre les historiens spécialistes des relations internationales pendant cette guerre se précipitent avec une professionnelle gourmandise, pour ajuster toutes leurs analyses antérieures en fonction des nouveautés. Eh bien non ! Mais cela a aussi sa logique...

Qui prend en compte ce document doit se demander si Hoare est au premier ou au second degré.

Je pense qu'on peut trancher en toute sécurité en faveur de la seconde hypothèse, celle du mensonge et de la manipulation. Hoare aurait eu mille raisons et mille occasions de déployer une telle méfiance envers Churchill et un tel pessimisme sur la tournure de la guerre, depuis son arrivée à Madrid fin mai 40. Il s'en est bien gardé, il a toujours soutenu la politique officielle de son gouvernement vis-à-vis de tout étranger. Pour qu'il s'affranchisse brusquement de toute prudence et dévoile une conspiration, il faut que ce soit du bidon car sinon il aurait brusquement changé de caractère, devenant d'une folle imprudence. La preuve : Lequio est tout de suite au courant. Ce qui veut dire que, par ses antennes au Vatican, le MI6 britannique ne va pas tarder à l'être, et alors Hoare ne contrôle plus rien : Churchill peut apprendre sa félonie d'un jour à l'autre. Si félonie il y a.

En revanche, il est fort intéressant de voir qu'à ce moment Churchill éprouve le besoin d'intoxiquer Hitler sur sa propre fragilité. Et ici l'explication d'Allen mérite examen : il espère Barbarossa, mais il ne peut ni n'ose compter dessus, et comme Hitler ne peut rester immobile tandis que ses ennemis potentiels se réveillent et s'arment, il est fort à craindre, et Churchill craint, que l'orage n'éclate sur le Moyen-Orient, où déjà Rommel débarque, où déjà Rachid Ali gouverne l'Irak, etc.

Il a donc bien l'air de dire : je suis certes un bouledogue obstiné qui ne lâchera pas le morceau, mais je ne suis pas si dangereux puisque je vais être viré ! à une condition : c'est que tu ne tapes pas trop fort sur les positions britanniques...

C'est tordu, mais encore une fois cela existe, et il faut bien l'expliquer !


PS.- si cette thèse se confirme, on pourra dire que Churchill a rendu à Hitler la monnaie de sa pièce, plus encore qu'on ne le croyait : car le tour le plus efficace du chef gammé n'était-il pas de faire croire que son pouvoir était fragile et qu'il était tiraillé entre ses lieutenants ?

Re: Le vol de Rudolf Hess

Nouveau messagePosté: 20 Mar 2011, 10:24
de François Delpla
Autre piste, qui comme par hasard prend place à la même époque : le duc de Hamilton, qui commande l'aviation dans un secteur de l'Ecosse, est convoqué au ministère de l'Air, par une lettre non impérative ("quand vous aurez l'occasion de passer à Londres..."), le 26 février. Il obtempère à la mi-mars et c'est alors qu'on lui remet la fameuse lettre d'Albrecht Haushofer, à lui destinée, datée du 23 septembre, consécutive à de longs entretiens avec Hess et proposant une rencontre.

C'est le signe que quelque chose se met en place vers la fin de février : on décide d'activer toutes les filières possibles de contacts secrets avec l'Allemagne, pour intoxiquer celle-ci sur les chances de faire la paix.

Re: Le vol de Rudolf Hess

Nouveau messagePosté: 27 Mar 2011, 11:09
de Mistral
gibraltar114 a écrit:Je pense que le personnage est un peu "different", qu'il a agit de sa propre initiative pour a priori renegocier le traité de versaille et offrir la paix a l'angleterre croyant en cela aider son peintre préféré qui pour moi n'est pas au courant du projet.

Selon Gibraltar, Hess n'avait pas le feut vert de Hitler pour aller en Grande Bretagne.

Daniel Laurent réagit au au post de Gibraltar.
Daniel Laurent a écrit:Tu devrais lire Delpla, Kershaw, Luckas, Costello, par exemple, pour comprendre que dans le Reich il y a un Chef, qu'il sait ce qu'il fait, que rien ou presque ne lui echappe et que ses complices lui sont tous fideles jusqu'a sa mort et meme un peu apres.

Est-ce que ces historiens (Kershaw, Luckas, Costello) ont explicitement écarté l'hypothèse que Hess puisse agir de sa propre initiative, sans que Hitler ne se doute de quoi que ce soit ?

Re: Le vol de Rudolf Hess

Nouveau messagePosté: 27 Mar 2011, 11:17
de Daniel Laurent
Mistral a écrit:Est-ce que ces historiens (Kershaw, Luckas, Costello) ont explicitement écarté l'hypothèse que Hess puisse agir de sa propre initiative, sans que Hitler ne se doute de quoi que ce soit ?

Ils ont explicitement écarté l’hypothèse que quoique ce soit d'important puisse se passer dans le Reich sans que Hitler ne soit au courant et, le plus souvent voire même toujours, a l'initiative.
Ainsi fonctionnait le nazisme et quiconque l'a un tout petit peu compris ne peut que se dire que le vol de Hess ne peut, tout simplement, pas être de sa propre initiative. Simple question de logique élémentaire.