Post Numéro: 330 de logaro 02 Juil 2010, 11:10
Ce que je retiens de ce mois de juin 1940, alors que je venais d’avoir cinq ans, était que mon père avait disparu. Un matin, il s’était volatilisé. Sans laisser d’adresse. Mais comme il n’avait jamais exprimé beaucoup de sentiments à notre égard, dans sa raideur de sous-officier, ce ne fut pas un vide sidéral. D’ailleurs, d’après ma mère, son uniforme qu’il mettait constamment en promenade lui interdisait de nous porter, règlement militaire oblige ! Je me retrouvai donc toujours dans les bras de ma mère. De plus, comme mon père était ,de par ses études qui s’étaient arrêtées à l’âge de huit ans, peu enclin à nous faire travailler nos devoirs, je ne sentis pas beaucoup son absence en 1940.
Mon père, pour en revenir à lui, n’avait pas poursuivi une scolarité poussée. Aîné d’une nombreuse progéniture et né dans une famille pauvre et sans éducation, il avait quitté l’école à huit ans pour travailler comme apprenti dans un atelier au bas de Morez. Sa responsabilité première dans cette fabrique de structures métalliques était de faire fonctionner le soufflet qui alimentait la forge. Toute la journée, abominable l’été, confortable l’hiver, il tirait et relâchait la chaîne du soufflet. Lui, en se souvenant de ce dur labeur, disait qu’il avait pu ainsi acquérir des biceps. Mais il était resté plus petit que ses frères et sœurs qui n’étaient pas passés à la même école. Mon père était trapu mais formidablement costaud. Même à un âge avancé, moi vingt ans et lui cinquante-cinq ans, j’avais du mal à le déplacer en le poussant. Il m’avait toujours épaté, même proche de la retraite, avec ses équilibres sur une chaise car il était fin gymnaste. Il avait appartenu à un club morézien et en était devenu la vedette en poussant l’audace de faire des équilibres sur une ou deux mains tout en haut d’un des viaducs qui se construisaient en début du siècle en travers de la vallée de la Bienne pour la ligne de chemin de fer Saint Claude – Morez, monument de la technologie avec ses ponts, viaducs et tunnels. Là-haut sur la pierre au bord du précipice, il s’élançait sous les regards effarés de ses compagnons et des rares témoins et se dressait sur les bras, les yeux fixés vers le vide : quatre-vingt mètres en dessous, la rivière. Sensation pire que de sauter à l’élastique. Le « René » était connu pour ses exploits acrobatiques et ses témérités insensées. S’il avait été adroitement conseillé et bien guidé par un entraîneur, il aurait pu faire l’équipe de France de gymnastique. Mais comment reconnaître un tel talent chez un enfant apprenti à l’âge de huit ans, perdu au fond d’une petite ville provinciale ? Il continua presque toute sa vie à faire ses tractions, assis, sur le ventre, à pratiquer ses équilibres. Petit, je le regardais fasciné perché sur le dos d’une chaise à monter et descendre avec souplesse ses jambes tendues. Il était hors question pour ma chétive personne de tenter ces exercices mais je devins plus tard, moi aussi, fort en gymnastique qui, de tous les sports, était mon favori.
Ce qui me liait à mon père était l’exceptionnel, pas le quotidien.
Donc mon père disparut. Il avait reçu l’ordre de rejoindre son régiment dans le nord de la France. Après la guerre, il nous raconta qu’il ne l’avait jamais retrouvé et qu’il s’était égaré là-bas du côté de Lille, échappant de justesse à la captivité. Il revint par des chemins détournés vers Paris et arriva un soir chez nous pour se mettre en civil puis filer vers le Jura. L’armée française avait été dissoute et tous les hommes, non prisonniers sur le champ de bataille, devaient s’inscrire auprès de la gendarmerie. Pour éviter de se retrouver dans une situation difficile, il préféra se réfugier dans un lieu encore libre et qu’il connaissait à fond. De temps en temps, il apparaissait, restait quelque temps auprès de nous et repartait. Puis vers 1943, il sembla être constamment présent à la maison, se méfiant pourtant de tout bruit suspect. Puis il se transforma en faussaire mais j’y viendrai plus tard.
C’est ainsi que ma mère prit l’entière responsabilité de s’occuper de nous, surtout que le 21 juin 1941, elle mit au monde dans son appartement du 11 rue d’Eupatoria, avec l’aide d’une sage-femme, des jumeaux, deux garçons, Paul et Charles.
à suivre