Post Numéro: 7 de Nicolas Bernard 15 Juil 2007, 19:46
A toutes fins utiles : comme l'a très bien fait remarquer Daniel Laurent, l'expression "national socialisme à visage humain" était éminemment sarcastique.
Pour revenir à Speer, je rejoins ce qui a été dit : admirateur de Hitler, sans doute, et adhérant à sa politique de conquête, évidemment - en sa qualité de ministre de l'armement, il a fait son possible pour sauver le Reich et lui permettre de gagner la guerre. De cette manière, il a eu recours au travail forcé.
Cela - son amitié "artistique" avec Hitler, et la réduction de l'Europe en esclavage - Speer ne l'a pas nié à Nuremberg, ni même après. Il l'a brillamment et fidèlement exposé dans ses Mémoires, parus sous le titre Au coeur du IIIe Reich.
Le problème n'est, à dire vrai, pas là. Ce qui a surtout attiré l'attention des historiens dès les années 70, c'est le degré de connaissance que pouvait avoir Speer de l'extermination des Juifs. L'historiographie a établi qu'il en connaissait au moins les grandes lignes, et qu'il n'ignorait certainement pas que les déportés étaient utilisés dans ses usines.
Mais son attitude d'après-guerre sur la question a de quoi laisser perplexe, compte tenu de sa transparence affichée sur d'autres aspects tout aussi criminels du régime qu'il a si fidèlement servi. Speer a longtemps nié, jusqu'aux années 70 (qui le verront prêter main forte à la lutte contre le négationnisme !) avoir su ce que Hitler réservait aux Juifs d'Europe.
Mais l'historien américain Erich Goldhagen allait publier en octobre 1971 un article intitulé "Albert Speer, Himmler et le secret de la Solution finale", dans la revue Midstream, dans lequel il établissait que le ministre allemand avait assisté à l'un des fameux discours de Heinrich Himmler par lequel ce dernier annonçait aux Gauleiter réunis à Posen (actuellement Poznan) que l'extermination des Juifs était à l'oeuvre (6 octobre 1943 - un autre discours du même acabit, et prononcé deux jours auparavant, a également été retrouvé).
Le choc a été rude pour Speer, qui avait peut-être sincèrement refoulé cet épisode, selon un phénomène psychologique bien connu. Il n'avait pas nié avoir participé aux séminaires de Posen, organisés en 1943 et 1944 à l'attention des hautes instances (civiles et militaires) du régime. Mais le scoop d'Erich Goldhagen l'a amené à entreprendre de démontrer, non sans crédibilité, qu'il n'avait pu assister à ce discours, prononcé dans l'après-midi, faute pour lui d'être demeuré à Posen après le déjeuner.
A cet effet, il a produit trois témoignages, celui du général de la Luftwaffe Erhardt Milch, du Ministerialrat Harry Siegmund (organisateur du séminaire) et de Walter Rohland, certifiant que Speer avait quitté Posen avant ou après le déjeuner, et qu'il n'avait pas pu écouter Himmler. Speer ajoutait que son départ était motivé par une réunion avec Hitler dans la soirée du 6 octobre. La démonstration était d'autant plus convaincante qu'il était parvenu à établir qu'un extrait du discours de Himmler faisant explicitement référence au ministre de l'armement était absent du document original. Mis au pied du mur, Goldhagen a reconnu que ce passage n'avait jamais été prononcé par le Reichsführer, mais a avancé des motifs passablement contradictoires pour se justifier (voir, pour une explication, Joachim Fest, Albert Speer. Le confident de Hitler, Perrin, 2006, p. 229, et pour une autre, Gitta Sereny, Albert Speer. Son combat avec la vérité, Seuil, 1998, p. 400) - son fils Daniel, qui deviendra également "historien", saura de toute évidence de qui s'inspirer lorsqu'il commettra cette fameuse escroquerie intellectuelle que sera son ouvrage Les bourreaux volontaires de Hitler (Seuil, 1997).
La démonstration, disais-je, était convaincante. Mais la journaliste Gitta Sereny (Albert Speer..., op. cit., p. 395-408), qui a longtemps interrogé Speer dans les années 70, a fragilisé le dispositif, établissant que les témoignages (énoncés trente ans après les faits) avaient fort bien pu être intéressés, et que rien n'établissait qu'il ait effectivement rencontré Hitler dans la soirée du 6 octobre. Bref, la défense de Speer était on-ne-peut-plus fragile, et ne suffisait d'ailleurs pas à démentir la masse impressionnante d'indices et de présomptions qui pouvaient laisser croire qu'effectivement, il n'ignorait pas que les Juifs étaient liquidés. N'avait-il pas, d'ailleurs, exproprié et ruiné les Juifs de Berlin ?
Les efforts désespérés de Speer pour se disculper d'avoir pu entendre quelques phrases révélatrices de Himmler en disent long sur sa mentalité. Non qu'il ait été un monstre froid, comme Heydrich, ou un sadique de l'envergure de Streicher, ou encore un fanatique de la trempe de Goebbels ou un exécutant inhumain tel que Rudolf Höss : Speer restait d'abord un intellectuel, un carriériste élitiste, un technocrate qui, comme tous les Allemands ou presque, a préféré fermer les yeux, voire parfois profiter un peu, ce au nom de son amitié pour Hitler, de son patriotisme et de son ambition personnelle. Mais il a peut-être sincèrement cherché à faire amende honorable, à admettre s'être trompé, à se "déshitlériser" comme Khrouchtchev vis-à-vis de Staline. Il voulait accomplir un progrès sur lui-même, passer à l'âge adulte (un artiste n'est-il pas un grand enfant ?), et donc se confectionner sur mesure, mais avec la meilleure intention du monde, un alibi psychologique.
Dans ce contexte, admettre avoir eu connaissance de la "Solution finale" aurait brisé le bel édifice de la repentance. Et c'est ce qui s'est passé. Mais Speer n'a jamais grandi - en témoigne son pitoyable démon de midi survenu peu avant sa mort.
« Choisir la victime, préparer soigneusement le coup, assouvir une vengeance implacable, puis aller dormir… Il n'y a rien de plus doux au monde » (Staline).