clayroger a écrit:J'ai l'impression (forte) que dans ce fil, il existe un présupposé non-dit de la forme suivante :
"On pense généralement que Speer était un chic type, naïf, arrivé dans le troisième reich par hasard, mais en fait c'était un nazi qui savait tout du régime".
A cela, je répondrai que dans la communauté des historiens de la seconde guerre mondiale, absolument personne ne croit au personnage fallot de cette légende éventuelle.
Détrompez-vous. Cette légende s'est retrouvée moult fois dans des travaux de valeur - prenez
Le procès de Nuremberg, de feu Me Jean-Marc Varaut (Hachette-Pluriel, 1993) - ou des oeuvres de vulgarisation (notamment le très bon téléfilm consacré audit procès, incluant Alec Baldwin dans le rôle du Procureur Jackson).
Speer a créé lui-même cette légende. Dès avant la fin de la guerre, il s'oppose à l'intention (il est vrai davantage affichée que réelle) de Hitler de réduire l'Allemagne en cendres. Au procès de Nuremberg, il assume ses fautes - mais nie avoir su quoi que ce soit s'agissant de la "Solution finale" - et rappelle à son actif une nébuleuse tentative d'assassinat du
Führer par gazage du Bunker berlinois en 1945. Condamné pour vingt ans à Spandau, il poursuit cette entreprise de repentir. Libéré, il se consacre à la rédaction de ses (passionnants) Mémoires, parus chez Fayard sous le titre
Au Coeur du IIIe Reich, dans lesquels il détaille le fonctionnement interne de l'empire nazi tout en accentuant sa torture morale. L'homme, indéniablement, plaît : ce n'est pas une brute comme les S.A., ni un assassin froid comme les S.S., mais un intellectuel qui n'a pratiquement pas dénié sa responsabilité.
Speer a toutefois admis avoir
"accepté tacitement" (
Billigung) l'extermination, dans une déposition sous serment faite en 1977 dans le cadre d'un procès intenté à des éditeurs négationnistes. C'était reconnaître "savoir", mais pas "avoir participé" (voir Gitta Sereny,
Albert Speer, op. cit., p. 710-711).
Speer a été un nazi convaincu dans toutes ses composantes, doublé d'un ambitieux, très proche du Führer. Cette proximité ne signifie pas qu'il ait pu être au courant de tout, cela dit. De nombreux exemples sont là pour contredire cette hypothèse.
Tout dépend ce que vous entendez pas "au courant de tout". Si le "tout" inclut la "Solution finale", Speer savait - il l'a lui-même reconnu.
La question est de savoir quelle était l'étendue de son savoir.
Vous prétendez qu'elle était totale, mais vous n'avez pas de preuve. Vous supposez que par sa présence à une conférence, il ait été mis au courant de l'extermination des Juifs.
J'ai dégoté
un article de presse qui semble apporter une preuve (par aveu du suspect) de sa présence à Posen au cours du discours de Himmler en date du 6 octobre 1943. Speer l'aurait révélé dans une lettre à Hélène Jeanty Raven, veuve d'un Résistant exécuté par les Allemands et avec qui il entretenait une correspondance récemment divulguée, en date du 23 décembre 1971.
A mon avis, il a participé à cette conférence. Tout milite en faveur de cette thèse, et rien ne prouve efficacement le contraire.
Pour ma part, je n'en sais rien, mais on peut supposer que dans les grandes lignes, Speer a été au courant d'un grand nombre de secrets du régime, et pourquoi pas de la Shoah.
Qu'il l'ait nié après-coup m'apparaît tout à fait logique d'ailleurs.
Mais il est par contre certain qu'il n'en n'a pas été un acteur.
Acteur direct, sans doute pas, mais Speer a, à sa manière, contribué à la persécution antisémite. Il a exproprié les Juifs de Berlin pour ses travaux de rénovation urbaine - mais il est vrai qu'il ne s'agissait
que d'expulsions... Par ailleurs,
des documents mis à jour en 2005 par l'historienne allemande Suzanne Willems ont établi que Speer s'était intéressé à l'agrandissement du complexe concentrationnaire d'Auschwitz-Birkenau - toutefois, cet agrandissement ne touchait pas directement les chambres à gaz (dont les crématoires étaient conçus par la firme
Topf und Sohne),
et semble s'être limité aux modalités d'enfermement des détenus "ordinaires".
Speer n'avait guère besoin d'être au courant des "détails". Hitler pratiquait l'information différenciée : ne savaient que ceux qui devaient savoir au nom de l'efficacité du génocide, et ce degré de connaissances était éminemment variable, le mieux, pour le dictateur nazi, étant de susciter les initiatives personnelles pour camoufler ses propres responsabilités.
Que veut-on prouver exactement ?
"On" fait de l'Histoire, c'est tout.