Jean Lopez contre Jean Lopez
Jean Lopez, directeur du magazine
Guerres et Histoire, auteur de livres remarqués sur la guerre germano-soviétique, vient de diriger un ouvrage collectif en vingt chapitres sur « les grandes erreurs de la Seconde Guerre mondiale ».
Il se charge lui-même (chapitre 8 ) d’une étude sur la genèse de l’opération Barbarossa et l’erreur commise par Staline, qui avait mal anticipé le choc en se refusant à croire qu’il était inévitable. Auparavant (chapitre 5), il s’était attribué un autre sujet, où l’erreur était hitlérienne : l’arrêt devant Dunkerque (24-26 mai 1940).
Pour mettre toutes les chances de son côté lors de l’attaque contre l’URSS du 22 juin 1941, Hitler avait déployé des trésors de ruse :
« Pourtant, les avertissements sur la manière qu’a Hitler de conduire sa politique, intérieure et extérieure, n’ont pas manqué. Ses coups ont toujours été inattendus et radicaux. Que ce soit pendant la nuit des Longs couteaux (1934), lors du rétablissement de la conscription (1935), de la remilitarisation de la Rhénanie (1936), de l’Anschluss (1938) ou de l’entrée à Prague (mars 1939), il a frappé comme l’éclair, sans prévenir (…). Avant de jouer un coup risqué, il a toujours pris soin d’égarer son adversaire par des mensonges, un discours lénifiant ou une manœuvre ambiguë. Conserver l’initiative en plongeant l’autre dans l’indécision quant à ses objectifs réels, voilà son arme principale. Visiblement, Staline n’a pas médité le mode opératoire du chef nazi. »
Cependant, lorsqu’il écrit sur l’arrêt devant Dunkerque, le même auteur serait-il, pour une fois, hyper-stalinien ?
Sur l’état d’esprit dans lequel Hitler entame sa campagne de France, Lopez reste prisonnier d’un Allemand très surfait, Karl-Heinz Frieser, et de son livre
Blitzkrieg-Legende (1995), qui bat tous les records dans la sous-estimation de l’intellect hitlérien.
Surtout, Lopez néglige, lors même qu’il la connaît, la « manœuvre ambiguë » par laquelle Göring (principal complice de Hitler à l’époque) conditionne l’adversaire le 6 mai. Recevant le Suédois Birger Dahlerus, interlocuteur habituel des Anglais et lié au consul Nordling, en poste à Paris, il annonce l’arrivée prochaine de la Wehrmacht devant Calais et la nécessité alors, pour la France, de signer une paix sans annexion ou quasi. Ce qui pouvait apparaître comme une rodomontade devient, en dix jours, une tragique évidence et on voit, dans les moignons de documents actuellement disponibles, aussi bien le Français Reynaud que l’Anglais Halifax prendre un intérêt soudain pour le message, vers le 20 mai ; le môle de résistance se prénomme déjà Winston : c’est Churchill qui, par sa dénonciation du défaitisme, empêche Halifax d’étaler l’offre devant le cabinet britannique, puis qui retient provisoirement Reynaud de donner suite.
Si on tient compte de ce facteur, on ne peut que récuser la façon dont Lopez évacue l’éventualité d’un retour de la paix au moment, précisément, de l’arrêt devant Dunkerque ou de ses lendemains immédiats. Hitler, écrit-il, ne pourrait contraindre l’Angleterre à la paix simplement après avoir vaincu son armée de terre, étant donné que ses deux points forts sont la marine et l’aviation. Un record ici aussi est battu :
l’isolement absolu de la sphère militaire de tout contexte, diplomatique ou économique. Puisque, précisément, le Royaume-Uni dispose d’une puissance navale et aérienne peu entamée par neuf mois de guerre, il aurait donc intérêt à la laisser s’user, et à ruiner ses finances, dans une guerre longue, sans alliés ni perspectives ? C’est bien cette dernière question qui est centrale, et sur elle que s’affrontent Halifax, pessimiste, et Churchill, pas forcément très optimiste mais préférant mourir debout plutôt que de signer une paix qui permette à Hitler d’appliquer
Mein Kampf jusqu’au bout.
Hitler ignore le détail de cette dispute, d’abord feutrée puis, à partir du 26 mai, au centre des débats du cabinet anglais . Mais il a tout pour la pressentir et espérer soit "l’assagissement" de Churchill, soit son renversement. Son ordre d’arrêt s’explique non par un désir de laisser faire un embarquement britannique
que Churchill refuse depuis le 19 mai et dont, le 24 mai à midi, l’heure est passée,
mais par le désir de laisser un peu de temps au temps, pour que les ministres de Sa Majesté prennent conscience qu’ils n’ont aucun intérêt à laisser passer l’opportunité de solder une défaite retentissante, par un traité laissant intacte non seulement l’Angleterre mais la France, à son armée près.
Lopez, qui refuse cette solution de l’énigme sans argumenter son refus, tient cependant à la résoudre. Mais ici il se sépare de Frieser, lequel démolit les arguments militaires traditionnels (craintes pour les chars, confiance en l’aviation, peur d’un sursaut de l’ennemi) au profit d’une thèse, il est vrai, peu convaincante : Hitler stopperait le mouvement pour montrer que c’est lui qui commande. Il ne reste qu’à ressusciter les interprétations militaires éculées et contraires aux documents. Lopez les sert toutes ensemble alors que les ouvrages antérieurs opéraient un tri (les uns attribuant l'influence décisive à Göring et les autres à Rundstedt) : l’ordre d’arrêt émanerait du général von Rundstedt et Hitler ne ferait que le confirmer, la panique causée le 21 mai par la timide contre-attaque anglaise d’Arras ne serait pas encore surmontée (elle l’est dès le 23), Göring serait militairement incapable au point de croire que l’aviation peut occuper un terrain sans troupes au sol, à moins qu’il ne soit simplement désireux d’accaparer des lauriers…
Nous avons là un Hitler dépassé, frileux, tributaire d'un entourage déficient, nullement soucieux de séparer la France et l’Angleterre sinon après avoir coulé la flotte de cette dernière, et tout prêt à s’enliser dans une guerre longue vers l’ouest en oubliant ses objectifs slaves…