Profitant du confinement pour lire les 700 pages en allemand de l'interview de Baldur von Schirach par Jochen von Lang à sa sortie de prison, je tombe sur ceci (dans le tome 4
https://www.ifz-muenchen.de/archiv/zsa/ZS_A_0030_04.pdf , p. 628 et suivantes ; à ce moment, le fils du photographe Hoffmann, prénommé Heinrich comme lui et beau-frère de Schirach, participe à la conversation).
Il s'agit de l'entrée en guerre. Schirach n'y est associé qu'en tant que député au Reichstag, convoqué le 1er septembre 39 à sa grande surprise pour acclamer l'entrée en Pologne :
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JvL Voyez-vous Hitler après cette séance du Reichstag ?
S Je ne l’ai pas vu immédiatement après, mais je lui ai rendu visite peut-être huit ou dix jours plus tard, lui ai parlé et lui ai dit : « Les Etats-Unis seront automatiquement impliqués dans cette guerre. »
JvL Cela se passe où ? Pouvez-vous raconter cela plus précisément ?
S À la chancellerie du Reich, après déjeuner, je le prends à part et lui dis près d’une fenêtre : « Vous aurez automatiquement la guerre avec les Etats-Unis. » Il répond : « Comment arrivez-vous à cette conclusion ? Nous n’avons pourtant aucun litige avec les Etats-Unis. Pourquoi donc un imbroglio (Verwicklung) devrait-il survenir ? » Je réponds : « Pensez à la première guerre mondiale. Et pensez au fait que les intérêts anglo-saxons sont aussi toujours des intérêts américains. L’Amérique était autrefois le petit cousin de l’Angleterre, aujourd’hui c’est l’Angleterre qui est le petit cousin de l’Amérique. En dernière instance, sur la politique mondiale, les deux nations seront toujours sur la même longueur d’onde. ». Alors Hitler dit : « Mais, Herr von Schirach, vous vous faites des idées. Pensez seulement à Taft, le leader des Républicains, il est très bien disposé envers nous. Ce n’est pas lui qui voudra une guerre avec l’Allemagne. Pensez à une personnalité aussi populaire que Lindbergh, c’est quand même le héros populaire américain, il est quand même aussi de notre côté. Il est quand même venu en Allemagne et nous lui avons décerné une de nos plus hautes décorations. Pensez à Ford, l’homme fort de l’industrie. « Je lui dis : « Mon Führer, Lindbergh peut être le héros national de l’ Amérique, un héros national et ses opinions politiques ne jouent absolument aucun rôle dans les grands débats géopolitiques anglo-saxons. Et Henry Ford est le boss d’une des grandes firmes automobiles. S’agissant des grandes questions politiques engageant le destin de l’Amérique, sa parole n’a absolument aucun poids. Et Taft, il reste à déterminer si lui, le Républicain, va orienter la politique de l’avenir, ou les démocrates. Je ne peux pas en décider mais je peux vous dire, à partir de ma connaissance des ressorts de la politique américaine, que le pays entrera dans cette guerre, non pas aujourd’hui, ni demain, mais après-demain, et décidera de son issue exactement comme lors de la dernière guerre. »
JvL Et Hitler vous écoute patiemment ?
S Non, il se ronge les ongles, cela ne lui plaît pas et il dit : « Vous voyez les choses en noir et je n’y crois pas du tout. Il n’y a pourtant aucun antagonisme entre nous et les Etats-Unis. Même pas une raison qui pourrait conduire à un affrontement.» Je réponds : « Vous vous méfiez, naturellement, en pensant que je vois les choses d’un point de vue trop américain à cause de mon ascendance [sa mère est américaine]. Je vous en prie, fiez-vous à un homme qui a vécu de longues, longues années en Amérique du Nord, un des meilleurs connaisseurs des ressorts de la politique américaine, le globe-trotter Colin Ross. Faites-le venir à vous, je vous prie. » Hitler répond « D’accord, je vais le faire. Je l’entendrai. Voilà l’origine de l’entrevue de Colin Ross chez le chancelier du Reich.
JvL Quand a eu lieu la visite de Colin Ross ?
S La visite de Colin Ross, autant que je me souvienne, a été plusieurs fois reportée et a eu lieu finalement à un moment où je me trouvais à Döberitz, au village olympique, au sein du régiment-école.
JvL Votre entrée dans la Wehrmacht suit de peu ?
S Oui, environ début janvier 1940. Alors Colin Ross vient m’y trouver en voiture et me raconte cette visite.
Heinrich Hoffmann Je crois que c’était plus tôt, en 1939. Car j’étais rentré de Pologne et tu étais à la veille de ton incorporation.
S Colin Ross a, si je me souviens bien, c’est la raison pour laquelle il était venu au régiment-école, eu son entretien avec Hitler encore en 1939 et oui, ça doit s’être passé en octobre ou novembre et là il avait, au bout d’une heure et demie d’un exposé que Hitler, chose très rare, avait écouté complètement, obtenu la promesse d’être à nouveau reçu pour continuer son exposé sur la situation américaine. A présent il était inquiet car la promesse d’une seconde entrevue ne se réalisait pas. Alors je fis la tentative suivante : je priai Colin Ross, après avoir pris langue avec le commandant du régiment-école, de faire devant le régiment-école un exposé, ce qui eut lieu. Il y avait là des officiers, des sous-officiers et des caporaux et aussi le soldat Schirach. Il fit un exposé sur la situation mondiale.
A la suite de cet exposé eut lieu une courte conversation entre Colin Ross et moi, pendant laquelle il me dit que malgré la déclaration de Hitler la conversation, la poursuite de l’exposé, n’était pas fixée.
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Les mémoires de Schirach paraissent quelques mois plus tard, sous le titre
Ich glaubte an Hitler (J'ai cru en Hitler, titre de la traduction française, Plon 1968... au quatrième trimestre, soit après les événements fameux, que cette publication n'a donc pu influencer !). Ils sont beaucoup plus courts que l'interview. Lang a été associé à leur mise en forme, mais il ne livre aucun détail à ce sujet. L'épisode est, on ne sait pourquoi, déplacé en mars 40... au beau milieu de la tournée de Sumner Wells, envoyé spécial de Roosevelt, en Europe, chez tous les belligérants plus l'Italie, sans qu'il en soit dit un mot ! Et, si le dialogue de Schirach avec Hitler est voisin, dans le livre, de la version de l'interview-fleuve, et la promesse hitlérienne non tenue d'un nouvel entretien avec Ross mentionnée, il n'est fait aucune mention du régiment-école et d'un exposé de l'essayiste devant lui.
Colin Ross est nommé dans les
Propos, un jour où Hitler est monté contre les diplomates. Il dit qu'il en apprend plus par lui, sur l'étranger, que par eux. Sa femme est juive, d'après Schirach, qui prétend qu'il a obtenu, pour qu'elle puisse s'installer en Allemagne, un sauf-conduit de Hitler [une biographie en ligne de Ross
http://colinrossproject.net/fileadmin/u ... ne2015.pdf dément ce point, p. 96 ]. Passionné par les débuts de l'aventure nazie, alors qu'il habite en Suisse, il est venu, raconte Schirach peu après, le trouver à Berlin en 1933. Il souhaitait s'installer en Allemagne, où Schirach l'a d'abord hébergé. Le couple se suicide à Berlin le 29 avril 45, un jour avant celui de Hitler et d'Eva Braun.
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Quel rapport avec le sujet du fil ?
Je me dépêche de l'indiquer avant que l'austère JD ne fronce les sourcils
!
Hitler sait bien qu'une guerre courte est la seule qu'il peut gagner et il est attentif plus que quiconque à la situation aux Etats-Unis, lui qui a envoyé Schacht causer finances avec Roosevelt peu après son accession à la chancellerie.
Il a pour cela une martingale : mettre la France KO d'un coup sec, en sorte que le monde se retrouve à nouveau en paix sans avoir eu le temps de mesurer ce qui lui arrivait. Après quoi il rejouerait à l'homme de paix, un instant distrait de cette passion par une Angleterre et une France qui avaient besoin d'une leçon, et il ne serait guère question, à Washington, de relancer les hostilités.
Mais il ne peut pas le dire ! Pour les raisons déjà exposées : on n'envoie pas son armée au casse-pipe en lui disant que cela va être court et facile, et il est contre-indiqué d'avouer, aux amis comme aux ennemis, qu'on n'a qu'un fusil à un coup. Il est donc bien obligé de faire croire à ses interlocuteurs qu'il est pleinement rassuré par les compliments à l'égard du nazisme des sieurs Taft, Lindbergh et Ford.
(écrit avant le message de Carlo, dont je m'occupe de ce pas.)