Comment le procès politique d’une défaite se retourne contre ses auteurs. Le procès du désastre de 1940
se transforma en tribune des accusés contre le maréchal Pétain et l’armistice avec l’Allemagne.
Hitler en réclama la suspension.Le procès de Riom (février-avril 1942) restera dans les mémoires comme l’épisode judiciaire capital qui a fait perdre pied au régime de Vichy. Ce procès avait été conçu pour discréditer le régime de la IIIe République et le gouvernement de Front populaire élu en 1936 en les rendant responsables de la guerre et du désastre. Mais les deux grands accusés, Léon Blum, qui avait été le chef du gouvernement en 1936 et 1937 et ne l’était donc plus depuis deux ans au déclenchement de la guerre, ainsi qu’Édouard Daladier, l’homme de Munich, qui dirigeait le gouvernement lors de la déclaration de la guerre, allaient se défendre si brillamment qu’ils ridiculisèrent l’acte d’accusation et ses inspirateurs. On ne pouvait pas, allaient-ils démontrer, séparer la responsabilité politique de la guerre de sa conduite, ni distinguer les chefs politiques des chefs militaires.
Ce sont toutes les pièces de ce formidable procès qu’a réunies une jeune historienne, Julia Bracher, afin de comprendre la débâcle de 1940 et la suite. À Riom, Blum et Daladier sont accusés d’avoir « trahi les devoirs de leur charge » ; trois ans plus tard à Paris, le 23 juillet 1945, c’est le maréchal Pétain qui doit répondre de ses actes pour « intelligence avec l’ennemi ».
Voici les raisons pour lesquelles le premier procès, celui de Riom, s’est transformé en fiasco judiciaire.
La première audience s’ouvre le jeudi 19 février 1942 dans le palais de justice de Riom, où se tient la cour d’appel du Puy-de-Dôme. La salle des assises a été repeinte, des lustres en cristal accrochés, des tapisseries d’Aubusson posées. Le Mobilier national a livré des chaises et des fauteuils pour les témoins, la sécurité a été renforcée, des tribunes installées pour les membres du corps diplomatique. Cent cinquante journalistes venus du monde entier se pressent sur les bancs.
Les cinq accusés sont entrés les premiers dans la salle d’audience. Ils ont pris place devant de petites tables de part et d’autre de l’allée centrale. À droite, Guy La Chambre, ministre de l’Air de janvier 1938 à mars 1940, le général Gamelin, ancien chef d’étatmajor général au moment de l’attaque allemande du 10 mai 1940, Édouard Daladier, ancien ministre de la Guerre, ancien président du Conseil du 11 avril 1938 au 20 mars 1940 ; à gauche, Léon Blum, ancien président du Conseil du 4 juin 1936 au 22 juin 1937, puis à nouveau du 13 mars au 10 avril 1938, et Robert Jacomet, contrôleur général de l’armée et collaborateur de Daladier.
Face à eux, les magistrats de la Cour suprême de justice sont assis autour d’une grande table en fer à cheval. À 13 h 33, son président, Pierre Caous, ancien combattant et magistrat respecté, proclame l’audience ouverte. Le greffier se lève et lit l’acte de renvoi du procès, dont l’ouverture était attendue pour le 15 janvier. Le président reprend : « Les décisions qui ont jusqu’ici été prises à l’égard de certains d’entre vous et les motifs qui ont été publiés de ces décisions sont pour la Cour comme s’ils n’existaient pas. » Il se réfère par là à une allocution du maréchal Pétain du 16octobre 1941. En effet, à la suite des conclusions remises par un Conseil de justice constitué pour cette occasion, le maréchal déclare que Daladier, Blum et le général Gamelin sont condamnés, sans jugement, à la détention à vie au fort du Portalet dans les Pyrénées, que le cas de Paul Reynaud et de Georges Mandel est dissocié des autres inculpés mais qu’ils restent détenus.
Première faille : la “sentence” anticipée de PétainPour autant, il n’a pas dessaisi la cour de Riom dont la sentence, annonce-t-il, doit « être rendue en pleine lumière » : « Elle frappera les personnes, mais aussi les méthodes, les moeurs, le régime. Elle sera sans appel. Elle ne pourra être discutée. » Autrement dit, l’audience s’ouvre alors qu’une première “sentence” a déjà été rendue par le Maréchal lui-même ! Deux justices en parallèle ? Déni de justice ? Le procès commence quand même.
L’idée de juger les responsables de la défaite militaire de 1940 n’était pas nouvelle. Dès le mois de juin 1940, dans les commissions de la Chambre et du Sénat, il était question de Haute Cour pour le général Gamelin et Édouard Daladier. À partir du 10 juillet et des actes constitutionnels qui installent l’État français, l’idée prend corps : le 30 juillet, une Cour suprême de justice est instituée. Elle est chargée de juger « les anciens ministres ou leurs subordonnés immédiats, accusés d’avoir commis des crimes ou délits dans l’exercice ou à l’occasion de leurs fonctions ou d’avoir trahi les devoirs de leur charge, […] dans les actes qui ont concouru au passage de l’état de paix à l’état de guerre avant le 4 septembre 1939, et dans ceux qui ont ultérieurement aggravé les conséquences de la situation ainsi créée ».
On cherchait à dénoncer les fautes de la IIIe République, et à renforcer la légitimité du nouveau pouvoir en démontrant sa volonté de redresser les fautes du passé. En revanche, n’a pas été retenue la “déclaration de guerre”, dans la mesure où la France avait exécuté les engagements pris à l’égard de la Pologne, ni la conduite des opérations militaires de septembre 1939 à juin 1940.
Dès le 8 août 1940, la Cour suprême est convoquée à Riom ; composée de huit membres inamovibles, présidée de droit par le président de la chambre criminelle de la Cour de cassation, elle est chargée de l’instruction et du jugement, une pratique hors norme. Le travail consciencieux de l’instruction (650 témoins, près de 100 000 pages) prend du temps. Ce qui provoque l’impatience et l’intervention du Maréchal le 16 octobre 1941.
Au sein même du gouvernement de Vichy, on est divisé. Le nouveau garde des Sceaux, Joseph Barthélemy, est hostile au procès ; d’autres, collaborationnistes avérés avec l’Allemagne, y sont également opposés. Jacques Benoist-Méchin parle d’un « spectacle révoltant et hideux à la fois », d’une « espèce de musée Grévin politique ». Qu’aurait-il fallu faire ? Fusiller les prévenus ? Mais, dit-il, « nous n’en sommes pas dignes ». De leur côté, les Allemands souhaiteraient que soient « démasqués les fauteurs de guerre ». À Londres, on suit aussi ce que le général de Gaulle appelle une « parodie de justice organisée dans le seul but de disculper ceux qui furent les premiers coupables, en invoquant la défaite du pays trahi précisément par les accusateurs ». Et Jean Oberlé, au micro des Français parlent aux Français, s’insurge contre « ce linge sale que l’on lave non pas en famille… mais sous les yeux de l’ennemi ».
Malgré la censure, malgré les consignes données à la presse par le gouvernement de Vichy, l’information circulera grâce aux avocats des accusés. Les textes parviendront à Radio Londres, qui commentera librement le procès et les plaidoiries des accusés, diffusées sans être censurées.
Au cours de la vérification de l’identité des accusés, a lieu un premier rebondissement. Le général Gamelin déclare qu’il ne s’exprimera pas et refusera de répondre aux interrogatoires : « Dans l’intérêt même de l’armée comme de la paix des esprits, j’estime, dit-il, que mon honneur de soldat et mon devoir de chef me commandent désormais de me taire. » Mais il vient aussi d’évoquer dans sa déclaration une date que l’accusation aurait bien préféré ignorer : en 1934, le maréchal Pétain était ministre de la Guerre quand les crédits militaires furent amputés de 20 % ; cela a obligé à faire “un immense effort” par la suite. Le seul militaire inculpé dans le procès refuse donc de parler. Le procès va devenir uniquement politique.
Dès la première audience, Léon Blum et Édouard Daladier attaquent et mettent les juges devant « cette tare originelle qui pèse sur le procès », le message de Pétain qui les a condamnés avant même d’être jugés. Comment pourraient-ils être innocentés ? Quel est leur libre arbitre ? En outre, souligne Blum, pourquoi la guerre serait-elle exclue des responsabilités de la défaite ? Et pourquoi ne pas remonter avant 1936 ? Jusqu’en 1934, insiste Daladier en désignant le maréchal Pétain.
Daladier cogne “comme un bûcheron”Dès le deuxième jour, les accusés font admettre que déclarer la guerre n’était pas une faute, mais que la perdre en était une. Blum défend le Front populaire, et Daladier « cogne comme un bûcheron » ; très vite, tous deux prennent l’ascendant. En particulier, Daladier, qui possède ses dossiers de ministre de la Guerre sur le bout des doigts, attaque le chef de l’État, qui « traite en cancres des généraux intimidés, affligés de déplorables pertes de mémoire et qui se gardent de le critiquer », note Henri Amouroux dans sa Grande Histoire des Français sous l’Occupation.
Au fil des audiences – il y en aura vingt-quatre – , les juges se font de plus en plus silencieux, les journaux étrangers, américains surtout, prennent parti pour les accusés alors que la presse française devient chaque jour plus discrète. « On sent chez les accusés une sorte d’ivresse, observe le chroniqueur Alfred Fabre-Luce. Après quelques jours, les débats ont pris une allure stupéfiante. On pourrait croire que l’accusation est retournée. »
Bientôt le général Weygand sera appelé à témoigner. Il ne cache pas à Pétain qu’il ne désavouera pas Daladier. À Berlin, dès le 15 mars, Hitler s’en prend au déroulement du procès : « Nous nous trouvons devant une mentalité qui nous est difficilement compréhensible ! Il semble que l’on reproche aux accusés non leur responsabilité dans la déclaration de guerre, mais le fait d’avoir perdu une guerre mal préparée, et que, si on veut lire entre les lignes, on les couvrirait de fleurs si, au contraire, ils l’avaient gagnée. Ce procès tend ainsi, par des voies détournées, à devenir la justification d’une guerre qu’on aurait dû gagner. »
Le 2 avril 1942, Goebbels note dans son Journal que le maréchal Pétain a reçu le professeur Grimm et a écouté les remontrances énergiques de ce juriste allemand. Le procès vit sa dernière audience. Le dernier mot ira à Daladier, qui se pose publiquement la question : « N’est-ce pas tout simplement, comme le croit l’instinct populaire, la France qui a été trahie ? »
Le 11 avril suivant, un décret-loi paru au Journal officiel sous la forme d’un rapport de l’amiral Darlan – encore chef du gouvernement – et du garde des Sceaux au Maréchal suspend le procès au motif d’un besoin de supplément d’information. Lequel ne sera jamais apporté. À Rome, Mussolini y voit « une farce typique de la démocratie ».
Par Frédéric Valloire - VA