On peut considérer que la guerre a été perdue - pour la France de la IIIe République -
en une semaine. Le 10 mai, l'armée allemande prend l'offensive, la
Luftwaffe acquérant assez vite la maîtrise du ciel. Le coup de main des paras sur Eben-Emaël, l'invasion aéroportée des Pays-Bas alimtent la psychose de la Cinquième Colonne. Le 13, le front est percé sur la Meuse. Le 14, la brèche s'est agrandie et atteint 70 kilomètres, tandis qu'au nord la Hollande capitule. Les journées des 15, 16 et 17 mai verront l'armée française et l'aviation franco-britannique incapables de combler la faille qui se creuse dans le dispositif militaire occidental.
A mon avis, la situation, au 15 mai 1940, se résume par cette anecdote. A 20 h 30, alors qu'il était en pleine discussion avec l'ambassadeur américain Bullitt, Edouard Daladier - alors Ministre de la Défense nationale - reçoit un appel téléphonique du général Gamelin qui lui rend compte de la situation :
Daladier. - Non ! Ce que vous dîtes n'est pas possible ! Vous vous trompez ! Ce n'est pas possible ! Il faut attaquer aussitôt !
Gamelin. - Avec quoi ? Je n'ai plus assez de réserves.
Daladier. - Alors... C'est la destruction de l'armée française ?
Gamelin. - Oui, c'est la destruction de l'armée française.
Tout est dit. Tout y est, aussi. Celui qui a été Président du Conseil de 1938 à 1940, et signera à ce titre, non sans réticences, les accords de Munich, constate l'échec d'une politique - la sienne. Et celui qui a été le responsable militaire de l'armée française fait preuve d'un fatalisme pour le moins significatif.
En quelques jours, la France a été vaincue. Le reste ne sera que poursuite et baroud d'honneur. Bref, nous sommes là en présence d'une débâcle, d'une déroute, d'une branlée, d'un naufrage. Le courage de certaines unités n'est pas en cause, pas plus que la défaillance d'autres formations. On a eu beau jeu d'accuser le défaitisme, la baisse du moral. Léon Blum lui-même a reconnu que l'erreur du Front populaire était de n'avoir pas su mobiliser le "peuple de gauche" contre le fascisme et d'avoir au contraire, par des slogans à usage interne et pacifistes, insuffisamment alerté l'opinion publique dès 1936.
C'est oublier que le peuple allemand n'était pas plus désireux de partir en guerre.
L'autre erreur du Front populaire, que ne reconnaîtra en revanche pas l'ancien Président du Conseil,
est plus grave : avoir assoupli la durée du travail, la portant à 40 heures hebdomadaires. Les statistiques démontrent que cette initiative a contribué à un
ralentissement très net de la production : l'indice de production français se réduit de 7 % de mai 1936 à mars 1938 alors que l'indice allemand augmente de 15 %, et celui de la Grande-Bretagne de 7 % pour la même période.
En soi pourtant, l'idée n'était pas mauvaise, bien au contraire :
l'intention du gouvernement était de relancer le plein emploi, en luttant contre le chômage technique, outre d'améliorer le niveau de vie des ouvriers. Mais il n'avait pas tenu compte des réalités, et n'avait d'ailleurs nullement cherché la
concertation avec les "partenaires sociaux". Le chômage technique touchait en réalité une
minorité d'entreprises, et l'industrie française, encore pétrie d'archaïsme, n'était nullement prête à une telle réforme, menée de manière trop
dogmatique. Par ailleurs, elle n'empêchera nullement les prix de s'envoler, donc le niveau de vie de baisser, et n'entraînera nulle réduction du chômage.
Echec sur tous les tableaux,
mais tempéré par d'autres mesures plus heureuses : les congés payés, facteur de paix sociale, et les nationalisations, qui permettront une meilleure centralisation de la production, et une utilisation plus efficiente de l'outillage et de la main d'oeuvre, outre de moderniser l'industrie. En ce sens, les 40 heures sont venues trop tôt - elles seront d'ailleurs liquidées par Paul Reynaud dès 1938.
Il reste que le Front populaire a également pris la décision, au risque de saborder sa politique sociale (et le risque s'est réalisé)
d'augmenter considérablement les crédits militaires, au contraire des gouvernements précédents, et notamment celui de
Pierre Laval, dont la politique de déflation avait freiné le très timide réarmement amorcé en 1934. A cette date, 3 milliards et 415 millions avaient été alloués à la défense. En 1936, l'armée demandait neuf milliards, elle en obtiendra quatorze. Deux ans plus tard, les crédits militaires englobent 8,6 % du revenu national (Allemagne : 17 % et Grande-Bretagne : 08 %). Encore ne faut-il pas oublier
les autres contraintes : manque de coopération (pourtant indispensable, au vu de la Constitution de la IIIe République) du Sénat, fuite des capitaux, etc. En outre, de nombreux membres de l'opposition s'opposent aux programmes de réarmement : selon eux, le Front populaire est inféodé au Kremlin. Le slogan fleurira à l'extrème droite :
"Le Front populaire, c'est la guerre !"
Mais, sous l'impulsion de l'état-major, ces crédits seront mal utilisés, car surtout orientés vers la Ligne Maginot.
Résultat : si la France aligne davantage de chars que l'Allemagne en 1940, et si la Flotte reste un formidable outil militaire bien meilleur que la Kriegsmarine, le programme de réarmement aérien n'a, pour sa part, pas abouti, malgré l'objectif de 1.500 avions modernes fixé en 1936. Faute de posséder une aviation capable de damer le pion à la
Luftwaffe, la France ne pouvait espérer l'emporter.
Tenons compte également du Haut-Commandement, trop vieux,
trop insensible aux idées tactiques nouvelles comme le tandem char-avion développé en Allemagne sous l'impulsion de Hitler et de jeunes loups tels que Guderian, à l'encontre d'officiers plus traditionnalistes tels que le chef d'état-major de l'
O.K.H. et conjuré anti-nazi Ludwig Beck. Les généraux français font preuve d'un réel
manque de combattivité qui tranche avec l'esprit de 14. Ils n'ont pas confiance dans le réarmement, selon eux trop incomplet, et surtout trop tardif -
alors qu'ils n'ont fait aucun effort pour le relancer !
Anecdote révélatrice. En 1937, un
Kriegspiel au sommet est organisé à l'état-major de l'armée française, mettant en scène une guerre opposant l'Allemagne à une coalition rassemblant la France, la Belgique, l'Angleterre, la Pologne, la Roumanie, l'U.R.S.S. et la Tchécoslovaquie, cette dernière venant d'être agressée par les nazis pour cause de prétentions hitlériennes sur les Sudètes. L'hypothèse diplomatique la plus optimiste a été retenue, puisque dans ce scénario Paris peut compter sur de nombreux alliés. Mais le résultat de ce petit jeu est pour le moins consternant : en deux semaines, la Tchécoslovaquie est conquise, les armées alliées repoussées. La deuxième phase de la guerre est encore plus désastreuse, puisque la Pologne est terrassée, et la Petite Entente disloquée. Par la suite, l'Allemagne retourne la totalité de ses forces contre la France. L'offensive de cette dernière par le biais de la Belgique se heurterait à de considérables difficultés logistiques et surtout diplomatiques. Pire encore, l'armée française s'est avérée incapable de réagir rapidement pour parer la destruction de l'armée tchèque !
Bref,
nos officiers supérieurs sont loin d'avoir foi en la victoire, ce d'autant que le chef d'état-major de l'armée de l'air, le général Vuillemin, est convaincu que notre aviation ne fait pas le poids contre une
Luftwaffe modernisée et bénéficiant de doctrines rénovées. Rien d'étonnant à ce que les généraux aient été plus que réticents à l'idée de mourir pour Prague en 1938. Rien de surprenant non plus dans la stratégie attentiste de Gamelin en 1939 :
il cherche à cueillir les fruits du réarmement franco-britannique, à attendre l'entrée en guerre des Etats-Unis, à éviter de verser inutilement le sang français.
Car
le pacifisme découlant de la Grande Guerre a certes fait son oeuvre dans les esprits. On a parlé d'un manque de motivation des soldats français, du peuple français. Il est vrai que la mobilisation des esprits ne l'a pas été en faveur d'une action armée, comme l'admettra Léon Blum. La drôle-de-guerre a érodé la vigilance, empoisonné l'esprit d'initiative. Mais l'opinion publique allemande était tout aussi soucieuse de sauvegarder la paix. La popularité de Hitler reposait beaucoup sur ses triomphes diplomatiques. Lorsque la guerre sera déclarée, en septembre 1939,
le Volk ne manifestera aucune joie, bien au contraire. Seuls l'anéantissement de la Pologne et l'absence marquée d'attaque française vont rassurer l'opinion. Qui plus est, la drôle-de-guerre en Allemagne se traduira surtout par un perfectionnement de l'aviation et de l'appareil blindé et mécanisé.
Au moins Hitler aura-t-il su utiliser au mieux le répit accordé sans s'aliéner la population.
Tel n'est pas le cas de nos gouvernants, civils aussi bien que militaires. La propagande est inefficace. Les blindés ne sont pas regroupés. Les insuffisances de l'aviation restent criantes. La diplomatie craint, avec le manque flagrant de coopération avec la Belgique, timidement sollicitée. Tandis que Hitler aiguise son glaive, l'épée française s'émousse.
Reste enfin la sous-estimation du facteur "Hitler" lui-même, fort bien décrite par Daniel Laurent. Le
Führer y a personnellement contibué. Il a cultivé de nombreuses amitiés et sympathies en France, par le biais, notamment, du Comité France-Allemagne parrainé par Otto Abetz, et qui saura faire vibrer la corde pacifiste chez l'opinion, en particulier lors des accords de Munich. En 1938, il a su se donner une image de conquérant pacifique, soucieux d'unifier tous les Allemands sans pour autant déclencher une guerre qui n'arrangerait que les bolcheviks. En passant pour un dictateur faible et hésitant, il donne l'impression d'être capable de changer d'avis, voire d'être vulnérable. Jusqu'au bout de la crise polonaise, Londres et Paris penseront pouvoir le stopper par les traités et la parole. Puis, en septembre 1939, les Alliés n'attaqueront point l'Allemagne - hormis l'offensivette de Sarre - pour éviter de voir le peuple teuton se réunir derrière son
Führer. Chamberlain escomptait un effondrement intérieur du régime...
Chamberlain, justement. La France s'était mise à la remorque de la Grande-Bretagne,
dont les responsabilités sont encore plus accablantes. Le réarmement français était sans doute tardif et incomplet, mais le britannique était pour ainsi dire inexistant, sauf en ce qui concerne la
R.A.F., qui saura contrer la
Luftwaffe en 1940 dans le ciel anglais. Par une politique d'égoïsme national faisant fi de la Rhénanie et de la Tchécoslovaquie, le cabinet londonien avait sabordé le système des alliances français. Pire encore, il n'avait pas su prendre la juste valeur du péril hitlérien.
Bref, la France ne pouvait en aucun cas vaincre l'Allemagne. La guerre était, de toutes les manières, perdue au moins depuis la perte de l'allié tchèque, injustement sous-estimé par nos généraux, si bassement abandonné par nos décideurs civils. Les facteurs sont multiples : une politique de réarmement tardive et grevée de lourdes hypothèques ; un Haut-Commandement craintif, sclérosé, peu sensible aux concepts nouveaux ; un partenaire, l'Angleterre, menant une diplomatie périmée ; une opinion insuffisamment mobilisée, même s'il faut relativiser l'affirmation, le peuple allemand n'étant pas farouchement plus belliciste ; une incapacité à appréhender les talents de Hitler.
La campagne de France, et notamment sa première semaine, pourront être débattues sans fin. Il n'empêche qu'elle était perdue avant le premier coup de feu.