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Carnet de campagne d’un "Bleu" de 1940 du fort d’Embourg (Position Fortifiée de Liège)

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Carnet de campagne d’un "Bleu" de 1940 du fort d’Embourg (Position Fortifiée de Liège)

Nouveau message Post Numéro: 1  Nouveau message de Prosper Vandenbroucke  Nouveau message 09 Juil 2019, 19:43

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J'ai fait la connaissance de "mon" fort, le 14 janvier 1940. Quel ne fut pas mon étonnement en voyant son entrée ! Celle-ci, au lieu de descendre pour l'atteindre, il fallait monter et c'est cela qui m'a surpris.
Nous fûmes désignés par chambrée et la mienne fut la n° 6, sous les ordres du Mdl (Maréchal des Logis) Chantraine, ainsi que du chef de chambrée, un brigadier rappelé.
De suite, on nous désigna notre lit et, lorsque le soir vint, nous étions tous équipés.
Avant tout exercice, on nous fit visiter le fort et nous sommes restés pensifs en voyant la devise de celui-ci

"S'ensevelir sous les ruines du fort plutôt que de se rendre".

Notre instruction fut poussée à fond et de main de maître par des Mdl qui connaissaient leur métier et qui nous ont appris à aimer notre fort.
En avril, j'étais capable de démonter et remonter sans hésitation la carabine, le fusil-mitrailleur, la mitrailleuse "Maxim", ainsi que la culasse du canon, sans oublier ma fonction de pointeur de hausse et tout cela, grâce au Mdl Courtois qui ne ménageait pas ses peines afin de faire de nous de véritables artilleurs de forteresse.

10 Mai 1940

Nous fûmes réveillés en sursaut par le Mdl de semaine, car j'étais de "piquet" et il nous annonça : Alerte "Joseph" ce qui fit comprendre que nous étions en guerre et cela à notre grande surprise du fait que les permissions avaient été rétablies le jour précédent. Les hommes de piquet gagnèrent leur place dans le fort, pendant que les autres faisaient des travaux différents.
J'étais donc à la coupole du Saillant III sous les ordres du Mdl Courtois, en tant que pointeur de hausse.
Nous avons vérifié si tous les instruments étaient en ordre, c'est-à-dire la lunette panoramique, la lunette de visée, l'ouverture et la fermeture de la culasse, l'élévation, la rotation et l'éclipsé de la coupole ainsi que la pose du sac en cuir de récupération des douilles et le débouchoir de fusées.
Pendant ce temps, notre Commandant Jaco et ses officiers ont formé les équipes de combat en prenant les hommes dans l'équipe "A".
Je m'aperçus que j'étais versé dans l'équipe "B" qui devait descendre chez Deflandre, notre cantonnement.
Je me suis permis, avec l'autorisation du Mdl Courtois, de demander au Commandant Jaco de pouvoir occuper le place de pointeur de hausse dans la coupole III, équipe "A", ce qui me fut accordé par le Commandant.
En attendant cette permission, j'étais sur les glacis du fort pour aider les civils qui passaient et nous leur distribuions des bouteilles de lait et de chocolat pour les enfants.
Ayant après regagné ma coupole et mes amis, je ne devais plus revoir le jour que le 17 mai quand nous nous rendîmes, la rage au coeur, si ce n'est que lorsque je regardais par la lunette panoramique.

11 Mai 1940

Les équipes étant bien en place, nous avions toutes les alvéoles de la coupole ainsi que les escaliers remplis d'obus percutants et des fameuses boîtes à balles qui contenaient 214 plombs antimoniaux et dans la coupole des fusées instantanées, à court retard, et des fusantes. Donc, nous étions prêts pour la réception.
C'est alors que nous avons, pour la première fois, tiré à tir réel et nous étions enchantés du résultat, mais, bon Dieu, quel bruit cela faisait au début, car plus tard, nous ne faisions plus attention à celui-ci, tant notre désir de bien faire était grand.
A ce moment, nous avons baptisé notre canon "Antoine" et comme notre ami Kirpac avait un fils, on lui donna le même nom.

12 Mai 1940

Notre temps passait par des tirs commandés, à réapprovisionner les alvéoles en obus que nous donnaient nos pourvoyeurs qui ne chômaient pas, car ils devaient monter les munitions par un treuil actionné à la main, et le reste du temps, nous nous couchions dans la coupole jusqu'au tir suivant.

13 Mai 1940

Même scénario, à part les bombardements qui nous faisaient rentrer la tête dans les épaules, mais cela n'atteignait pas notre moral, au contraire !
Pendant la nuit, nous faisons notre premier tir à boîtes à balles.
Je me souviens du calme que le Mdl Courtois étalait et nous communiquait quant il commandait : 200/1000 feu, 200/1000 droite, 200/1000 bas, 200/1000 haut, ce qui faisait un beau roulement de tambour, mais aussi une belle débandade chez nos voisins les Allemands, qui ne s'attendaient pas à une pareille réception de notre part.

14 Mai 1940

Les bombardements ennemis se firent plus précis et nous encaissions des coups directs sur la coupole; quant à nous la vie était la même, et après chaque tir commandé par le bureau de tir, nous éclipsions notre coupole.
Le soir, nous croyions que les Allemands nous laisseraient plus ou moins tranquilles, mais nous nous vîmes obligés de tirer en fusant dans la direction du poste d'observation de l'Eperon et ensuite à boîtes à balles sur les glacis.
Le reste du temps se passa sur les caisses à munitions.

15 Mai 1940

Nous faisions des tirs commandés le plus rapidement possible, car à chaque tir, les bombardements allemands s'amplifiaient et notre fort était secoué dans tous les sens et notre moral avait bien besoin d'être entretenu, car nous comprenions que nous ne jouions pas à la petite guerre, surtout lorsque nous apprîmes que la coupole IV avait le socle de colonne cisaillé par un coup direct. Mais qu'à cela ne tienne, nous étions là pour défendre le pays, et nous redoublions d'ardeur pour suppléer à l'absence de la coupole IV.
Le soir, les Allemands croyaient que nous n'avions plus autant de cran, et ils se permettaient de revenir sur les glacis; là ils ont compris après notre riposte en boîtes à balles.

16 Mai 1940

Toujours la même vie et toujours le moral gonflé à bloc !
Un petit incident va pourtant nous distraire un moment; nous accomplissions une série de tirs percutants quant notre ami Kirpac nous annonça froidement que nous avions un long feu.
Le Mdl Courtois nous dit d'attendre le temps réglementaire pour ouvrir la culasse et, pendant ce temps, il a prévenu le bureau de tir de ce qui se passait dans notre coupole. Après les conseils reçus de l'officier de tir, nous avons éjecté l'obus et désamorcé la fusée; ensuite l'obus fut placé en lieu sûr et, si mes souvenirs sont exacts, car il y a longtemps de cela, l'obus a été déposé dans le couloir d'évacuation des douilles.
Nous n'étions pas au bout de nos peines, car à un moment de la journée, le poste d'observation central signalait des Allemands au-dessus du coffre du Saillant III et nos canons ne pouvaient pas les atteindre.
A ce moment, le 1er Mdl Dejong nous rendit visite et, par le tube du canon, regarda où les Allemands se trouvaient et jugea que l'on pouvait les avoir en direct en tirant au GP par le tube du canon, étant donné la trajectoire que les balles pourraient avoir. Je ne connais pas le résultat, mais après cette petite récréation, nous apprîmes par téléphone que le fort tout entier avait été félicité pour sa tenue au combat.
La nuit se poursuivit par des tirs à boîtes à balles et des fusants ainsi que des percutants sur certains mouvements ennemis signalés.

17 Mai 1940

Au matin, la petite séance de bombardements continue avec la conséquence que nous sommes beaucoup plus secoués et nous apprenons que certains postes sont touchés.
Le Commandant nous dit de descendre à l'étage inférieur lorsque nous ne tirons pas, car tout le fort remuait avec les bombardements. Nous sentions alors que l'ennemi y mettait tout le paquet et qu'il ne nous faisait pas de cadeau.
A un moment donné, on nous ordonne de faire des tirs de 6 coups, tir rapide, pour dégager le fort de Chaudfontaine. Nous faisons une série de 6 coups et nous éclipsons immédiatement car nous en recevons pour notre grade. Après quelques instants, nous recommençons une nouvelle série que nous n'avons jamais terminée.
A ce moment, nous avons reçu une bombe qui a tout ébranlé, nous projetant dans tous les sens et c'est à l'instant même que nous avons vu une grande lueur : c'était le ciel.
Le Mdl Courtois nous fit évacuer la coupole qui était hors de service et, vu le danger, car il y avait des obus dans les alvéoles qui pouvaient éclater à tout instant, nous nous sommes rendus dans la galerie qui nous conduisait à la principale et nous avons fermé les portes des sas.
C'est alors que le Mdl s'est aperçu qu'il lui manquait un homme; il est remonté dans la coupole pour apercevoir notre ami Kirpac couché sur le plancher. Croyant qu'il était blessé, on a prévenu le médecin qui a aussitôt envoyé des infirmiers qui ont malheureusement dû constater que notre ami était mort. On l'a descendu par l'échelle pour le déposer dans un local de détente.
Me trouvant près de l'infirmerie, le médecin m'appela près de lui, et, à ma grande surprise, me montra ma manche déchirée et le sang qui coulait de mon bras gauche. Je ne m'étais rendu compte de rien, à part une gêne que je croyais due au choc au moment de l'explosion.
Après avoir reçu des soins, le Commandant me félicita pour ma tenue au combat, ce qui me réconforta beaucoup.
C'est à ce moment que j'ai appris que les coupoles I et II étaient aussi hors de service et là, nous ne riions plus, nous étions à la merci de l'ennemi. Nous n'avions plus rien à défendre.
Le coeur bien gros, nous apprîmes que les officiers avaient décidé de rendre le fort. Que faire d'autre ! Nous avions accompli notre mission jusqu'au bout.
Nous avons brisé toutes les armes que nous avions encore, afin que l'ennemi ne puisse en profiter et, le soir, après des pourparlers, nous nous sommes rendus, avec les honneurs de la guerre. L'officier allemand a rendu le pistolet à notre Commandant : honneur rendu à un officier et à ses hommes par un ennemi qui a su apprécier leur bravoure.
Les Allemands nous ont fait jeter nos couteaux et fourchettes et après, nous ont conduits par les glacis sur la route de Beaufays, où nous avons pu voir, le coeur serré, notre fort bien meurtri.
Ils nous ont dirigés sur Sprimont dans une école où nous avons passé notre première nuit de captivité, avant d'être transportés en camions à Malmédy et ensuite en train dans une caserne de Soest, ... pour revenir 61 mois après.

Source:

Centre Liégeois d'Histoire et d'Archéologie militaires, en abrégé : "C.L.H.A.M."
Tome IV - Fascicule 5 - Janvier-Mars 1990
via le site "Freebelgians"
L'Union fait la force -- Eendracht maakt macht

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http://www.freebelgians.be

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