Anecdotes familiales
Posté: 23 Jan 2014, 23:55
Bonjour. Je me permets de présenter quelques récits que j'ai entendu pendant toute mon enfance. Leur valeur historique est maigre mais je pense qu'ils recèlent quelques faits éclairants.
Je commence par mon grand-père paternel. Dénommé Joseph Lefèvre, né à Thynes (Belgique, près de Dinant) en 1920. Il fait ses études au Collège Saint-Joseph à Carlsbourg (Ardennes belges), et fait des études pour devenir instituteur. Lors de la drôle de guerre, il est chez les Chasseurs Ardennais (je ne connais pas son régiment mais je devrais pouvoir le retrouver sans trop de problèmes), et la menace internationale aidant il est nommé sergent "juste" parce qu'il est aux études supérieures. Agé alors de 19 ans, il m'a souvent raconté par la suite qu'il était alors mal vu de ses hommes, plus âgés et expérimentés que lui. Le 10 mais 1940, il est caserné à Citadelle de Namur. Les premières bombes tombent dans les heures qui suivent, et avant d'avoir vu le premier allemand on donne l'ordre aux Chasseurs d'évacuer. Il m'a raconté (fait que je n'ai jamais fouillé mais je n'ai pas de raison de ne pas le croire) qu'on les avait remplacés par des Africains français, qui eux avaient l'ordre de ne pas bouger et étaient apparemment très mal armés. D'après lui, c'était un "crime de laisser ces pauvres gars se faire mitrailler à notre place alors qu'ils ne savent même pas où ils sont". Je sais qu'il n'a vu que les camions arriver, et que les Belges se sont vite tirés avant l'arrivée des allemands.
Vient ensuite la longue retraite, dont je n'ai pas de détails, jusqu'à la Lys. Je sais qu'à ce moment il n'a toujours pas tiré le moindre coup de feu. Il était à Vinkt lors des violents combats, et il m'a expliqué que le stress et l'excitation étaient si forts qu'il ne se rappelait de pratiquement rien. Il se souvient avoir tiré avec le fusil mitrailleur d'un camarade mort. Viennent alors la reddition et la capitulation. Les prisonniers sont envoyés vers la côte belge, où les attendent des bateaux qui doivent les amener dans le nord de l'Allemagne. Il m'a expliqué que tous les hommes présents avaient été regroupés sur deux "gigantesques bateaux", ce qui lui a fait très peur (il n'avait jamais vu la mer). Les Allemands, avant d'embarquer, leur avait dit que la traversée serait dangereuse car la Mer du Nord était truffée de mines anglaises. En effet, le premier bateau (il était dans le deuxième) a complétement sauté, sans survivant. C'est resté un souvenir très précis et pénible pour lui. Il fut ému car un matelot allemand entonna un hymne funéraire pour ses camarades et les soldats belges engloutis à la trompette.
Je n'ai pas de détails précis sur son arrivée en Allemagne, ni vraiment sur sa détention, si ce n'est pas bribes. Je sais qu'il est resté presque toujours dans une ferme en ex-Tchécoslovaquie, près de la frontière autrichienne, avec d'autres belges et des Ukrainiens (avec lesquels ils ne s'entendaient pas du tout, il y eut des histoires de vol d'effets personnels). Le fermier était allemand (j'imagine qu'il s'agit d'un Sudète) et nazi convaincu. Il disait parfois aux Belges "Allemagne... Grand! Très Grand!". Il a changé de ton lorsque son fils aîné a été tué sur le front de l'Est. Il a alors caché son deuxième fils, pour lui éviter la mobilisation, et n'a plus fait d'allusion à la grandeur de l'Allemagne. De cette période, mon grand-père m'a expliqué les différences de traitements des prisonniers en fonction de leur nationalité. Etre Belge était un avantage, il n'était pas trop mal traité. En revanche, il m'a raconté trois anecdotes terrifiantes de sa détention. Je précise que je ne sais pas où et quand ça s'est passé.
-Un jour, ils ont croisé une colonne de prisonniers polonais. L'un d'eux aperçu une betterave par terre et tenta de s'en emparer, mais avant d'avoir posé la main dessus mon grand-père vit sa tête "exploser comme un fruit mûr". Les Allemands, visiblement, n'avaient pas de consignes visant à traiter ces hommes avec humanité. Mon grand-père fut très choqué par cette image, et m'a dit un jour que lui, Belge, n'aurait pas eu d'ennuis en ramassant cette betterave, et il en fût très gêné.
-Une autre fois, ce devait être au tout début de Barbarossa. Ils croisèrent des centaines de prisonniers russes. Mon grand-père fut frappé par leur aspect misérable, et leurs crânes rasés. Il était évident que ces hommes n'avaient pas été nourris depuis longtemps. Pris de pitié, les différents PG rationnèrent leurs cigarettes pour les tendre aux Russes. S'ensuivit une cohue terrible, où les russes se frappèrent entre eux avec beaucoup de violence pour s'emparer des clopes. Les gardes, s'en s'émouvoir, tirèrent dans le tas jusqu'à ce que ça se calme et laissèrent les cadavres sur le bord de la route.
-Vers la fin de la guerre, alors qu'il était dans la petite voisine, il aperçut deux "pantins" s'agitant au vent. Il y avait un rassemblement autour, et il alla donc voir aussi. Les pantins étaient deux adolescentes Polonaises, pendues, et qui portaient un écriteau sur lequel il était écrit "le vol de lait est puni de mort". Ce n'est pas la seule fois malheureusement qu'il vît des gens pendus, une autre fois il vît deux soldats allemands avec une pancarte disant "déserteurs". Lorsqu'il me raconta cette anecdote 60 ans plus tard, mon grand-père eut un petit rire gêné, car il se rappela qu'à la vue des deux soldats, le garde habituel des Belges (avec qui, avec le temps, ils avaient noué des liens plutôt amicaux) tomba évanoui, et les Belges tentèrent de le réanimer en lui disant "Hé le sur-homme! Debout! C'est toi le vainqueur, qui va nous garder maintenant?" J'imagine que dans des situations pareilles on essaye de dédramatiser un peu...
Arriva enfin la libération, par des Anglais. Celle-ci, je l'ai expliquée lors de ma présentation sur le forum. Une fois libérés, on demande aux Belges s'ils sont d'accord d'aider les Anglais à éliminer une troupe de la Volksturm cachée dans un bois tout proche. Ils acceptent, bien sûr, et se retrouvent en uniforme anglais (que mon grand-père détestait car il gratte beaucoup, je confirme) à dégager les troncs d'arbres pour laisser passer les chars. Il pleuvait beaucoup, et soudain, il fut happé par un Sherman, qui lui passa purement et simplement dessus! Chance inouïe, il fut englouti dans une immense flaque de boue, ce qui lui sauva la vie. Il fut apparemment inconscient un long moment, et lorsqu'il se réveilla, il vit ses deux premiers américains et en fut fort troublé. Ces deux infirmiers devaient le marquer à jamais: il s'agissait d'un Blanc qui chiquait, et d'un Noir qui fumait. Il n'avait jamais vu de chewig-gum... ni de Noir De plus, ils parlaient un anglais que mon grand-père ne comprenait absolument pas (l'accent j'imagine). Il fut salement abimé dans l'histoire, sa colonne vertébrale fut touchée et une de ses jambes dut être raccourcie de quelques centimètres (je l'ai toujours connu bossu et boîteux). Il fut soigné pendant plus d'un an en Allemagne, et rentra (je pense) en juin 1946 dans son village. Comme il n'avait jamais eu le moindre courrier durant sa captivité, il fut très affecté d'apprendre que son père était mort en 1944. A 25 ans il pouvait enfin commencer sa vie d'homme.
Une dernière anecdote qui me revient: lors de ses études secondaires en Ardennes, il avait un camarade venant des cantons rédimés (des régions germanophones belges annexées en 1918). Il apprit longtemps après la guerre que ce jeune homme, en fait, était là en qualité d'espion. Il partait souvent en week-end, en train, pour "se promener". Ses promenades, en fait, étaient des missions de repérages. il s'est avéré que le bonhomme en question a sauté en 1940 sur le fort d'Eben-Emael
Voilà, désolé si ça paraît un peu décousu, je récite de mémoire. Je précise enfin qu'il n'a jamais particulièrement apprécié parler de tout ça (sauf à moi qui ait toujours été passionné, c'est d'ailleurs pour ça qu'il m'a légué son uniforme) et que ce récit, je ne l'ai entendu qu'une seule fois de sa bouche, lorsqu'il était venu "parler de la guerre" dans mon école. Toutefois, tout ce que j'avance ici est suffisamment gravé dans ma mémoire que pour ne pas avoir fait d'erreurs
Je commence par mon grand-père paternel. Dénommé Joseph Lefèvre, né à Thynes (Belgique, près de Dinant) en 1920. Il fait ses études au Collège Saint-Joseph à Carlsbourg (Ardennes belges), et fait des études pour devenir instituteur. Lors de la drôle de guerre, il est chez les Chasseurs Ardennais (je ne connais pas son régiment mais je devrais pouvoir le retrouver sans trop de problèmes), et la menace internationale aidant il est nommé sergent "juste" parce qu'il est aux études supérieures. Agé alors de 19 ans, il m'a souvent raconté par la suite qu'il était alors mal vu de ses hommes, plus âgés et expérimentés que lui. Le 10 mais 1940, il est caserné à Citadelle de Namur. Les premières bombes tombent dans les heures qui suivent, et avant d'avoir vu le premier allemand on donne l'ordre aux Chasseurs d'évacuer. Il m'a raconté (fait que je n'ai jamais fouillé mais je n'ai pas de raison de ne pas le croire) qu'on les avait remplacés par des Africains français, qui eux avaient l'ordre de ne pas bouger et étaient apparemment très mal armés. D'après lui, c'était un "crime de laisser ces pauvres gars se faire mitrailler à notre place alors qu'ils ne savent même pas où ils sont". Je sais qu'il n'a vu que les camions arriver, et que les Belges se sont vite tirés avant l'arrivée des allemands.
Vient ensuite la longue retraite, dont je n'ai pas de détails, jusqu'à la Lys. Je sais qu'à ce moment il n'a toujours pas tiré le moindre coup de feu. Il était à Vinkt lors des violents combats, et il m'a expliqué que le stress et l'excitation étaient si forts qu'il ne se rappelait de pratiquement rien. Il se souvient avoir tiré avec le fusil mitrailleur d'un camarade mort. Viennent alors la reddition et la capitulation. Les prisonniers sont envoyés vers la côte belge, où les attendent des bateaux qui doivent les amener dans le nord de l'Allemagne. Il m'a expliqué que tous les hommes présents avaient été regroupés sur deux "gigantesques bateaux", ce qui lui a fait très peur (il n'avait jamais vu la mer). Les Allemands, avant d'embarquer, leur avait dit que la traversée serait dangereuse car la Mer du Nord était truffée de mines anglaises. En effet, le premier bateau (il était dans le deuxième) a complétement sauté, sans survivant. C'est resté un souvenir très précis et pénible pour lui. Il fut ému car un matelot allemand entonna un hymne funéraire pour ses camarades et les soldats belges engloutis à la trompette.
Je n'ai pas de détails précis sur son arrivée en Allemagne, ni vraiment sur sa détention, si ce n'est pas bribes. Je sais qu'il est resté presque toujours dans une ferme en ex-Tchécoslovaquie, près de la frontière autrichienne, avec d'autres belges et des Ukrainiens (avec lesquels ils ne s'entendaient pas du tout, il y eut des histoires de vol d'effets personnels). Le fermier était allemand (j'imagine qu'il s'agit d'un Sudète) et nazi convaincu. Il disait parfois aux Belges "Allemagne... Grand! Très Grand!". Il a changé de ton lorsque son fils aîné a été tué sur le front de l'Est. Il a alors caché son deuxième fils, pour lui éviter la mobilisation, et n'a plus fait d'allusion à la grandeur de l'Allemagne. De cette période, mon grand-père m'a expliqué les différences de traitements des prisonniers en fonction de leur nationalité. Etre Belge était un avantage, il n'était pas trop mal traité. En revanche, il m'a raconté trois anecdotes terrifiantes de sa détention. Je précise que je ne sais pas où et quand ça s'est passé.
-Un jour, ils ont croisé une colonne de prisonniers polonais. L'un d'eux aperçu une betterave par terre et tenta de s'en emparer, mais avant d'avoir posé la main dessus mon grand-père vit sa tête "exploser comme un fruit mûr". Les Allemands, visiblement, n'avaient pas de consignes visant à traiter ces hommes avec humanité. Mon grand-père fut très choqué par cette image, et m'a dit un jour que lui, Belge, n'aurait pas eu d'ennuis en ramassant cette betterave, et il en fût très gêné.
-Une autre fois, ce devait être au tout début de Barbarossa. Ils croisèrent des centaines de prisonniers russes. Mon grand-père fut frappé par leur aspect misérable, et leurs crânes rasés. Il était évident que ces hommes n'avaient pas été nourris depuis longtemps. Pris de pitié, les différents PG rationnèrent leurs cigarettes pour les tendre aux Russes. S'ensuivit une cohue terrible, où les russes se frappèrent entre eux avec beaucoup de violence pour s'emparer des clopes. Les gardes, s'en s'émouvoir, tirèrent dans le tas jusqu'à ce que ça se calme et laissèrent les cadavres sur le bord de la route.
-Vers la fin de la guerre, alors qu'il était dans la petite voisine, il aperçut deux "pantins" s'agitant au vent. Il y avait un rassemblement autour, et il alla donc voir aussi. Les pantins étaient deux adolescentes Polonaises, pendues, et qui portaient un écriteau sur lequel il était écrit "le vol de lait est puni de mort". Ce n'est pas la seule fois malheureusement qu'il vît des gens pendus, une autre fois il vît deux soldats allemands avec une pancarte disant "déserteurs". Lorsqu'il me raconta cette anecdote 60 ans plus tard, mon grand-père eut un petit rire gêné, car il se rappela qu'à la vue des deux soldats, le garde habituel des Belges (avec qui, avec le temps, ils avaient noué des liens plutôt amicaux) tomba évanoui, et les Belges tentèrent de le réanimer en lui disant "Hé le sur-homme! Debout! C'est toi le vainqueur, qui va nous garder maintenant?" J'imagine que dans des situations pareilles on essaye de dédramatiser un peu...
Arriva enfin la libération, par des Anglais. Celle-ci, je l'ai expliquée lors de ma présentation sur le forum. Une fois libérés, on demande aux Belges s'ils sont d'accord d'aider les Anglais à éliminer une troupe de la Volksturm cachée dans un bois tout proche. Ils acceptent, bien sûr, et se retrouvent en uniforme anglais (que mon grand-père détestait car il gratte beaucoup, je confirme) à dégager les troncs d'arbres pour laisser passer les chars. Il pleuvait beaucoup, et soudain, il fut happé par un Sherman, qui lui passa purement et simplement dessus! Chance inouïe, il fut englouti dans une immense flaque de boue, ce qui lui sauva la vie. Il fut apparemment inconscient un long moment, et lorsqu'il se réveilla, il vit ses deux premiers américains et en fut fort troublé. Ces deux infirmiers devaient le marquer à jamais: il s'agissait d'un Blanc qui chiquait, et d'un Noir qui fumait. Il n'avait jamais vu de chewig-gum... ni de Noir De plus, ils parlaient un anglais que mon grand-père ne comprenait absolument pas (l'accent j'imagine). Il fut salement abimé dans l'histoire, sa colonne vertébrale fut touchée et une de ses jambes dut être raccourcie de quelques centimètres (je l'ai toujours connu bossu et boîteux). Il fut soigné pendant plus d'un an en Allemagne, et rentra (je pense) en juin 1946 dans son village. Comme il n'avait jamais eu le moindre courrier durant sa captivité, il fut très affecté d'apprendre que son père était mort en 1944. A 25 ans il pouvait enfin commencer sa vie d'homme.
Une dernière anecdote qui me revient: lors de ses études secondaires en Ardennes, il avait un camarade venant des cantons rédimés (des régions germanophones belges annexées en 1918). Il apprit longtemps après la guerre que ce jeune homme, en fait, était là en qualité d'espion. Il partait souvent en week-end, en train, pour "se promener". Ses promenades, en fait, étaient des missions de repérages. il s'est avéré que le bonhomme en question a sauté en 1940 sur le fort d'Eben-Emael
Voilà, désolé si ça paraît un peu décousu, je récite de mémoire. Je précise enfin qu'il n'a jamais particulièrement apprécié parler de tout ça (sauf à moi qui ait toujours été passionné, c'est d'ailleurs pour ça qu'il m'a légué son uniforme) et que ce récit, je ne l'ai entendu qu'une seule fois de sa bouche, lorsqu'il était venu "parler de la guerre" dans mon école. Toutefois, tout ce que j'avance ici est suffisamment gravé dans ma mémoire que pour ne pas avoir fait d'erreurs