Post Numéro: 1 de Azuréenne 11 Nov 2012, 21:05
Extraits d’une longue lettre adressée à mes parents par une cousine de mon père.
A la Libération, les familles s'inquiétèrent des uns et des autres et les informations plus ou moins tragiques ont alors circulé, chacune racontant comment elle avait vécu les bombardements. Là, il s’agit du drame vécut par la fille de cette cousine qui, avec mari et enfants, vivait en Normandie.
19.1.1945 - Vous me demandez comment nous avons passé la Libération et aussi bien des choses de notre vie de l‘été 44… été à la fois tragique, terrible et merveilleux. C’est presque un volume à vous écrire ! mais je vais pourtant vous faire le récit le plus succinct possible de l’atroce malheur de notre Jeanne, malheur qui est aussi le nôtre.
La propriété qu’exploitait le couple, était exactement à l’angle des routes de Livarot et de Lisieux à l’entrée de la petite ville de St-Pierre s.Dives (Calvados)à 40 km au sud de Caen. Elle fut donc effroyablement exposée dès le début du débarquement. Jour et nuit l’aviation tourbillonnait au-dessus d’eux tandis que sans arrêt, l’armée allemande, ses tanks et ses camions se dirigeaient vers la côte par toutes les routes qui y conduisaient. Dès les premiers instants, Jacques comprit le danger. Il trouva à 2 km de St-Pierre, loin des routes, une chaumière où il installa sa mère, ses enfants, la bonne. Jeanne, lui et le domestique y couchaient aussi. Le matin, ils descendaient tous 3 à St-Pierre pour le travail. Le cheptel était en liberté dans les herbages comme il l’est toujours en Normandie.
e 13 Juin, Jacques, Jeanne et le domestique soupaient après le travail fait, il devait être près de 21 h. Jacques entend des avions, il sort regarder et dit à notre fille « ce sont des bombardiers, ce n’est pas pour nous » car, jusque là, c’étaient des avions descendant en piqué qui engageaient les luttes. Jacques termine sa soupe…puis, hélas, il sort. Au même moment, 35 bombardiers jetaient leurs bombes. Toute la maison s’écroulât, les bâtiments d’exploitations furent anéantis comme la maison. Jeanne fut projetée dans un petit couloir qui allait de la cuisine à l’arrière-cuisine, le domestique tomba dans la cave, la cuisine étant effondrée et se trouva sous les débris. Jeanne était couverte de gravats et toute égratignée. Mais le coin de la maison où elle se trouvait resta debout. Quand ma pauvre enfant revint de la commotion qu’elle dut avoir, elle entendit gémir de la cave et son cœur fit un bond. Elle se dégagea comme elle put, mais de la cave c’était le domestique qui lui répondit ; dehors, tout contre la maison, Jacques était étendu, complètement nu, son corps n’était pas déchiqueté, il avait dû avoir une blessure à la gorge et à la jambe. Il avait dû être tué sur le coup. Jeanne a pu se demander comment elle n’était pas devenue folle. Elle ne reconnaissait plus rien, un spectacle d’horreur sous ses yeux : plus une plante, plus une fleur, plus un brin d’herbe, une vision d’enfer, toute la terre soulevée, jaune, recouvrant tout, des arbres arrachés, des grilles tordues. Alors, sans doute, elle commença à appeler au secours, des voisins vinrent. Puis le feu mis par la cuisinière commençait à prendre, les conduites d’eau brisées, Jeanne dut aller montrer où on pouvait avoir de l’eau.
Et puis…et puis…il fallait partir. Les gens accourus empêchèrent Jeanne de rester près du corps de Jacques qui fut emporté à l’hôpital, alors elle partit vers la chaumière où l’attendaient sa belle-mère et les enfants…et ce fut atroce. Là, elle s’évanouit, elle était couverte de sang.
Les jours passèrent. Un fermier voisin de cette chaumière prêta un herbage où Jeanne pût amener les vaches laitières, puis il fallait courir de tous les côtés pour ramener les jeunes bêtes qui s’échappaient, les Allemands passant dans tous les herbages et brisant les clôtures. Il fallait aussi tenir tête aux Allemands qui voulaient emmener les bêtes et les voler. Elle arriva aussi, aidée de quelques jeunes gens courageux, à tirer des décombres de la maison ce qui pouvait en être retiré. Nous n’avons su l’atroce réalité que quinze jours plus tard, par la jeune bonne qui quitta Jeanne et vint à pied jusque (illisible) pour retrouver sa mère.
Le lendemain matin, mon époux et moi avions trouvé chez nos voisins cheval et carriole et nous partions chercher notre malheureuse fille et les siens : 110 km entre (illisible) et St-Pierre. Nous mîmes deux jours pour y arriver, les routes étaient dangereuses et nous avons à un certain moment été entourés de fusillades par combats d’avions. La nuit, nous avons trouvé asile dans une ferme. Puis nous avons atteint le lendemain soir notre but. Deux jours après, je repartis emmenant les trois enfants et la mère de Jacques. Georges restait un jour de plus avec sa fille afin de confier le troupeau à des gardiens, puis de voir à ce qui devait être fait. Le voyage se passa sans incident, quoique nous ayons eu aussi un vilain moment à traverser, des avions bombardant une auto allemande sur la route à peu de distance de nous. Nous pûmes aussi trouver asile dans des fermes. 2 jours 1/2 après, nous arrivâmes à La Courbe où Marianne, ses enfants, nos bonnes et tous nos voisins nous attendaient dans l’angoisse.
Le soir même de notre arrivée, Georges et Jeanne arrivaient à bicyclettes, ayant fait d’une seule traite les 110 km. Notre fille est restée 1 mois à La Courbe, puis elle a dû repartir, seule, à bicyclette. La lutte qui faisait rage vers Falaise et Caen se rapprochait chaque jour de St-Pierre et Jeanne envisageait de devoir replier une partie du cheptel vers Fresnay. Elle vécut à ce moment là, quatre semaines effroyables à St-Pierre, et nous à la Courbe, sans aucune nouvelle de ma pauvre enfant, je vivais dans l‘angoisse. La bataille enveloppait St-Pierre, par Falaise, Chambais, et Trun. Enfin, au moment où l’ordre d’évacuer St-Pierre allait être donné et après deux nuits pendant lesquelles l’aviation, comme les canons faisaient un bombardement ininterrompu, les Allemands fuirent, et les Anglais étaient là ! Ce devait être le 20 ou 22 Août. Quand par la T.S.F. nous nous rendîmes compte que la route de Trun était délivrée des Allemands, Georges et Marianne partirent à la recherche de Jeanne qui, deux jours après revenait nous revoir et embrasser ses enfants.
Cependant, elle ne pouvait rester, trop de choses urgentes l’appelant. Marianne, revenue de Toulon le 5 Août, restait alors avec sa sœur et toutes deux firent les foins et travaillèrent comme des forcenées. Elles furent aidées un peu par les Anglais, toutes deux parlant aisément l’anglais, eurent beaucoup de joie avec nos libérateurs, et ma pauvre Jeanne soutenue, aidée par sa sœur, distraite de son immense douleur, reprit courage. La tâche d’élever ses trois enfants est là, qui s’impose.
A (illisible) nous avions vu partir les Allemands et arriver les Américains le 11 Août. Ce fut un délire d’enthousiasme et de joie. Nous avons vu défiler sans arrêt pendant plus d’un mois, jour et nuit, le matériel considérable, remarquable qui, de la côte voisine d’Avranches ou de Cherbourg, empruntait nos routes pour suivre les armées en marche. Nous avons pu en en recevoir, les accueillir. Madeleine et Marianne étaient les interprètes appréciées de tous ces jeunes hommes qui ne parlaient pas le français. Ce furent de belles heures.
Je pensais bien que je vous devais un récit du drame qui bouleversa notre vie familiale si merveilleusement préservée jusque-là ! Je ne sais pas ce que jeanne continuera à faire, pour le moment il faut maintenir ce qu’elle a. C’est très dur à vivre. Elle n’a trouvé que 2 petites pièces dans une maison de St pierre où elle vit avec ses 2 petites chéries. Marc était pensionnaire chez une dame et suivait sa classe. Toutes les maisons n’ont plus de toit ou des toits devenus des passoires.
Fin.