39-45 : Notes et Mémoires d’un Ch’ti
Le temps de l’horreur
Eh oui, la vie reprends son cours, inouï…
Pour pallier l’absence des agriculteurs prisonniers en Allemagne, Vichy a inventé « le retour à la Terre »…Après tout l’idée ne semble pas mauvaise ! et, pour soulager mes parents, mon petit frère Pierrot, a peine âgé de treize ans mais d’assez forte carrure, s’inscrit pour participer aux récoltes…espérant aussi le bénéfice d’une alimentation meilleure…
Las, le voilà qu’il déboule au mois de novembre, sale , dépenaillé, couvert de plaies et de poux…Il vient de parcourir en plusieurs jours, pédibus jambi et se cachant et dormant dans la nature, les quelques 200 kilomètres qui nous sépare du coin de la Normandie profonde où il était affecté…
Il nous raconte son placement chez un couple de petits fermiers, manifestement issus d’un conte moyenâgeux, qui le traitaient en esclave, dormant avec les bêtes, mangeant rapidement à l’écart de la table des maîtres… et chargé des tâches les plus répugnantes d’une exploitation archaïque, comme il en existait encore…sans jours de repos, sans soins sanitaires ou médicaux…
Nous l’accueillons bien sûr avec joie, avec rage, et félicitations…. Et puis, oui la vie reprend son cours
Pour ma part, je suis toujours avec ardeur les cours de l’ENAM, car l’examen du C.A.P. approche…
A l’usine Peugeot j’ai peu à peu acquis le respect de mes camarades et chefs d’équipe…un tour à métaux m’est personnellement affecté, mais je n’arrive toujours pas à respecter les cadences infernales imposées par les chronométreurs détestés…considérés (parfois à tort…) comme des valets du patronat et donc des allemands…
Le lundi matin 19 janvier 1942, je me vois attribué un bac de 200 biellettes , brutes de fonderie, qu’il me faudra « centrer »…Le « carton-minute » qui accompagne le bac m’accorde 2 secondes pour chaque centrage, sans temps de montage spécial… : Pour réussir cet exploit, il faut effectuer le centrage avec le tour en rotation continue, débarrassé du mandrin trois mors qui l’équipe en permanence. Pour économiser du temps, je laisse en place le mandrin et commence mon travail… Erreur fatale : à la seconde pièce centrée, son retrait heurte un mors à 1000 tours/minute et la pièce entraînée vient écraser mon pouce gauche contre le porte outil de ma machine… !!
Douleur insoutenable…appel délirant…semi évanouissement… ! : en un millième de seconde me voilà devenu un "Mutilé du Travail"… !
A l’hôpital Saint Sauveur où je suis transporté, c’est une bonne sœur enchapeautée assistée de deux autres qui me maintiennent le bras, qui procède sans anesthésie, à l’amputation d’une phalange et demie de mon pouce gauche… ! Elle peaufine aussi son travail en taillant et coupant dans les chairs de façon à rendre acceptable la forme arrondie de la section… ! souvenir inoubliable…!!
Elle a d’ailleurs bien fait son travail, car trois mois après, avec l’aide des « sulfamides » (invention allemande) je suis en mesure de reprendre le travail et préparer le concours du C.A.P., malgré une petite cicatrice résiduelle qui mettra un an à disparaître…
Mais avant..hi.hi.. ! il me faut désormais apprendre à rouler mes cigarettes avec mes index…
Le 17 juin 1942 je passe avec succès les épreuves du CAP Tourneur, et passe illico ouvrier professionnel (OP1) avec une petite augmentation…bienvenue à la maison…Par ailleurs les copains syndicaliste Mutilés du Travail s’emploient à me faire obtenir une pension d’invalidité qui est rapidement évaluée à 12%...qui se traduisent par une pension mensuelle de 71franc (1942) qui me sera versée toute ma vie…
Justement aujourd’hui 28 février 2012 je viens de recevoir cet avis de versement de pension trimestriel qui se monte à 310 .€uros… !!! Elle est pas belle la vie ???...
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Chaque dimanche, mon père avait pris l’habitude de réunir quelques parents ou amis, l’après midi, pour faire une partie de manille ou de belote, manière simple d’oublier les soucis et les malheurs du temps…
Nous attendions donc ce dimanche 8 novembre 1942 mon grand oncle Parrain Baptiste et ma grand tante Louise,(photo du récit précédent) qui aimaient venir passer quelques heures près de ma mère,( orpheline en 1918) dont ils étaient les tuteurs…Vers midi les sirènes des usines se mettent à mugir avec la modulation caractéristique de l’avertissement de l’approche d’escadrilles d’avions « hostiles ?» dans le ciel de la région…Depuis 1941, cet avertissement était devenu courant et se terminait quelques temps après par l’appel ininterrompu qui signalait la fin de l’alerte …Nous savions alors que les bombes étaient pour la Ruhr… !
Nous attendions donc, le nez en l’air dans notre petite cour… tout en sachant que nous ne verrons pas nos anciens cette fois-ci, car il n’ont pas confiance en la protection de notre petite et légère cave-abri préférant celle de leur maison, plus solide et incrustée parmi les autres de la rue Victor Derodes…
Ah peine avons-nous le temps d’apercevoir, haut dans le ciel un groupe de points noirs s’approchant depuis le sud ouest, que le chuintement indescriptible et crescendo des torpilles s’abattant se confond avec le grondement ininterrompu de l’explosion des premières arrivées.. Cela dure vingt secondes à peine…mais vingt secondes d’une infinie longueur, durant lesquelles le sol vibre et tangue sous nos pieds et que personne n’a eu le temps de penser à courir à l’abri…
Passé un long…long moment d’hébétude, nous nous précipitons, mon père et moi vers le point de chute identifiable par l’énorme nuage de poussières qui s’élève dans le ciel...à quelques 500 mètres de notre habitation…Notre but est de prendre des nouvelles de mon parrain, le frère de ma mère qui habite au 4 de la rue Gesquières….avec tante Marie et ses six enfants…
La rue jules Ferry pour où nous accédons offre déjà un spectacle désolant obstruée par des centaines de débris immobiliers, mais le spectacle qui se présente à nos yeux à l’entrée de la rue Gesquières est proprement inimaginable, et horrifiant… : la rue n’est plu qu’un long couloir encombré de murs effondrés d’où émergent les pièces de charpentes qui dressent vers le ciel leur silhouette acérée… Dans toute la rue, aucune maison n’a été épargnée, et à la place de celles qui ont reçu un impact direct se trouve un entonnoir géant autour duquel s’affairent des silhouettes geignant, pleurant à la recherche d’un proche ou d’un objet précieux…
Nous parvenons en nous glissant parmi les décombres jusqu’à la maison du n° 4 dont la structure nous semble avoir échappé à l’écrasement bien que rendue inhabitable, portes fenêtres toiture soufflées…Nous y retrouvons tous indemnes nos cousins DUPOND qui nous racontent… Une bombe s’est enfoncée dans le petit jardin à l’arrière de la maison creusant un immense entonnoir et le souffle de l’explosion à littéralement balayé le petit immeuble qui sera inhabitable pour longtemps…
En face au n° 9, à la place de la maison de nos cousins DEBREUX heureusement absents, il ne reste plus qu’un vide béant s’étendant sur la surface de trois maisons…Cependant sur les murs des n° pairs ont peut apercevoir des lambeaux de chairs collés sur les briques rouges des façades…sur le lit de la chambre conjugales de mon parrain, on a retrouvé, comme une sorte de message d’adieux, une main sanguinolente dont on ne connaîtra jamais l’appartenance…
Bouleversé d’horreur, à la nausée, je grave à jamais ces visions dans ma mémoire, et nous repartons à la recherche de nos proches qui habitent le quartier… Par la rue J.Ferry nous gagnons au milieu des gravats la rue Chanzy puis la rue Victor Derodes. Nous constatons en chemin que toutes les rues parallèles à la rue Gesquiéres ont reçu leur lot d’explosifs et de destructions…
A peine avons nous atteint le coin de la rue aux maisons toutes semblables, alignées des deux cotés, qu’une vision atroce nous cloue sur place, pétrifiés d’horreur et d’inquiétude. A une trentaine de pas du coin de la rue, côté gauche (impair) à la place de la maison de parrain Baptiste il n’y a plus qu’un entonnoir géant d’où émergent quelques débris de construction…Sur les flancs de ce trou béant, des êtres gris s’agitent en recherchant d’éventuelles victimes oubliées parmi les fragments de cloisons ou planchers effondrés…Mon père qui a déjà vécu la même scène en 1918, s’effondre en pleurs lorsqu’un voisin lui dit qu’on a déjà évacués la tante Louise mourante et parrain Baptiste, le corps pantelant et brûlé…mais respirant encore…( ils s’éteindront tous deux à huit jours d’intervalle, sans que nous ayons pu les revoir…Il ne me reste aujourd’hui que la photo précédente de leur visage souriant… !))
Mais le jour tombe, notre présence étant inutile, il nous faut rentrer directement à la maison par la rue Chanzy jalonnée par quelques impacts isolés côté filature des Anglais… Nous apprendrons le lendemain qu’on y a trouvé près de la rue (aujoud’hui) des Modeleurs, les corps désarticules et meurtris de ma petite « fiancée » d’enfance, toujours chérie, Solange L. et sa petite sœur… toute deux venues se promener et visiter une amie dans notre ancien quartier…rue des écoles…
Aujourd’hui, 84 ans plus tard, je revois encore les images de nos jeux d’enfants amoureux sur le tas de sable de construction, dans la petite cour de la rue Maurice Berteaux au coin de la rue des Ecoles…et j’entends encore l’exclamation de nos parents : « ces deux là, on les mariera, c’est sûr.. ! »
Saleté de ‘guerre’…
à suivre...