Le RetourJe retrouvai sans encombre ma ville natale, après un arrêt de quelques jours à Chalon/Saône dans la famille d'un camarade de maquis toujours hospitalisé à Gap. Cette visite devait avoir par la suite une grande importance pour moi-même et pour ma famille...
A Lille, un contact résistant jociste, (G. Burbuklaere) me fit obtenir en octobre un poste de moniteur de dessin industriel au centre d'apprentissage de Lomme, ce qui en théorie me mettait à l'abri d'une nouvelle convocation pour le STO. Malgré les restrictions alimentaires ce fut pour moi une période de convalescence pendant laquelle, outre les forces qui peu à peu revenaient, je complétai ma formation professionnelle, ma maturité humaine, et ma volonté de résistance...
Les conditions d'occupation de la zone Nord dite "rouge" étaient très dures et les bombardements de la région lilloise par les alliés très nombreux... Notre maison familiale d'Hellemmes était inhabitable et après de nombreux déménagements, ma famille habitait pour l'heure une petite maison très exposée dans une rue parallèle à la gare de marchandises Saint Sauveur. Les samedis et dimanches étant libre de travail je les consacrais a des randonnées pédestres avec des amis du mouvement laïque des Auberges de Jeunesse (MLAJ) chez qui j'avais retrouvé le souci d'opposition à l'occupant et à Vichy (MNAJ).
C'est au cours d'une de ces randonnées hebdomadaires que je fus le témoin auditif involontaire du massacre d'Ascq dans la nuit du premier avril 1944. qu’il me faut vous raconter :
LA NUIT des RAMEAUX
1er avril 1944
Nous nous étions donné rendez-vous place de la gare, à l’arrêt du Tramway B, qui, par le pont supérieur et la rue Pierre Legrand, devait nous déposer au terminus, face à l’ancien cinéma Leleu.
Ce devait être un samedi ? ... C’était un samedi, puisque j’étais enseignant, et que la sortie pédestre ne devait pas excéder une vingtaine de kilomètres.
C’eût été quatre ans auparavant, les cinq amis ne seraient pas partis sans entrer au “Pélican” pour manger quelques frites savoureuses, et se régaler d’un bon “demi”. Mais aujourd’hui, la place avait perdu l’aspect joyeux et populaire d’antan, et les échoppes des marchands de frites avaient depuis longtemps été désaffectées. L’endroit était presque sinistre, et ils montèrent dans le premier tram qui se présenta.
Rue Pierre Legrand, je remarquai que la “Maison du Rideau” n’avait toujours pas été reconstruite, et qu’à sa place, il n’y avait que de grands étais de bois qui soutenaient les maisons voisines. Quatre ans auparavant, pendant la drôle de guerre, un Hurricane anglais, touché par la chasse allemande, s’y était écrasé avec son pilote. On en avait un peu parlé, mais cela avait été vite occulté, pour ne pas affoler la population. Quelques semaines plus tard, c’est au milieu de la foule des réfugiés belges fuyant l’invasion, que l’image de cette maison détruite, s’était gravée dans mon esprit.
Il était déjà tard quand nous passâmes la barrière d’Hellemmes. Il faisait un temps gris et froid des printemps du Nord, mais, bien équipés, on attaqua la grand-route déserte d’un pas assuré, devisant et chantant parfois : … je vais par le monde emportant ma joie... mon cœur ne connaît pas la haine...
Nous marchions depuis une heure environ et avions dépassé le chemin d’Annappes et le bourg aux maisons de briques brunes. La nuit venant, nous avions obliqué vers le nord, par des chemins de champs, traversé la voie de chemin de fer, en direction des seuls bouquets de peupliers qui égayaient cette plaine immense. Pressés par l’obscurité, nous nous engageâmes dans un petit chemin charretier, et trois cents mètres plus loin, nous aperçûmes un emplacement acceptable pour installer les deux canadiennes, au milieu des peupliers et parmi les buissons que le printemps n’avait pas encore garnis de feuilles.
Les deux tentes furent rapidement montées, et la fraîcheur brumeuse qui tombait nous fit s’entasser dans la plus grande, celle de deux mètres à abside, qui seule possédait un double toit. Il n’était pas question d’allumer du feu, et c’est avec du “méta” que l’on fit chauffer le lait qu’une des filles avait apporté, et dans lequel on précipita les denrées diverses qui devaient constituer le “béton” : biscuits vitaminés, farine de maïs, tapioca, sucre de raisin, ersatz de cacao...
La course aux denrées alimentaires était, depuis quatre ans, permanente, et chacun résolvait individuellement, mais toujours insuffisamment le problème. Ainsi à chaque sortie camping, on mettait en commun tout ce qui avait pu être distrait de la ration quotidienne, et le repas était constitué par cette bouillie infâme, mais après tout, nourrissante. Cette pratique s’était répandue spontanément, et le “béton” resta longtemps encore après la guerre, le festin rituel des Auberges de JeunesseC’est ainsi que débuta pour nous cette veillée du premier avril, dimanche des Rameaux 1944. Trois garçons, deux filles, dix-neuf et vingt ans, entassés dans la même petite tente, autant pour se réchauffer, que pour jouir de l’amitié et de la fraternité. La guerre, les bombardements semblaient loin, et la veillée s’écoulait en rires, chansons et souvenirs, de poèmes idéalistes en airs d’harmonica…
Aujourd’hui encore, je cherche à me rappeler les visages de ces compagnons, qu’après cette nuit là, je n’ai jamais revus. Porthos, Aramis, Mickey, Bougeotte. ..autant de surnoms, que je ne pouvais même plus rattacher à un nom familier.
Je songe aussi à la sorte d’incongruité qu’il y avait à ce que nous nous fussions trouvés là, heureux et presque insouciants, alors qu’autour d’eux la guerre était partout présente... N’étais-je pas alors, membre d’un réseau clandestin, et porteur de papiers falsifiés ?
Aujourd’hui encore cela m’apparaît comme une anomalie gênante, mais c’était ainsi, et aucune explication ne pourra changer ces faits troublants : nous campions, comme aux meilleurs temps des premiers congés payés...
Dans l’animation de cette joyeuse soirée, nul n’avait prêté attention à deux sourdes détonations qui avaient retenti dans le lointain brumeux. Pas plus qu’ils n'avaient remarqué le passage d’un train, roulant sans doute au ralenti, pour s'arrêter à quelques huit ou neuf cents mètres de leur camp.
Nous en éionst presque à s’endormir, serrés les uns contre les autres, quand retentit le premier coup de feu, bientôt suivi d’autres, à intervalles irréguliers mais parfois très longs, d’un silence pesant.
Lors d’une interruption un peu plus longue, Marco émit l’hypothèse qu’il s'agissait de braconniers qui tiraient des lapins, qu’ils iraient vendre ensuite au marché noir dans les faubourgs de Lille. Bien qu’il n’y crût pas, l’explication parut plausible et calma l’inquiétude des filles qui sombrèrent peu après dans le sommeil, cependant que des coups de feu continuaient à résonner dans la campagne, parfois plus éloignés semblait-il, moins espacés, mais toujours irréguliers. D’où ils étaient, cela ressemblait au tir aux pipes, à la ducasse d’Hellemmes... Enfin, du temps où y avaient des ducasses...
Dans le silence, troublé seulement par ces claquements erratiques, ils avaient perdu la notion du temps, et ils n’auraient pu dire depuis combien de temps cette fusillade durait. Rien que cette fusillade, pas d’autres bruits, qui auraient pu nous renseigner. Une seule fois, j’ai cru percevoir le staccato caractéristique d’un pistolet mitrailleur, mais ce n’était peut-être qu’une impression...
L’horreur étant inimaginable, les garçons avaient fini par se convaincre qu’il devait s’agir de manœuvres de nuit de l’armée allemande. Plusieurs fois, dans un chuchotement, Marco et moi nous nous étions demandés s’il ne serait pas plus prudent de plier le camp, et de déguerpir en vitesse ? .., mais l’abri du petit bois nous avait vite semblé plus sûr, et il ne restait qu’à espérer que les déplacements de troupe, s’il y avait, éviteraient la traversée des buissons serrés où nous avions eu la bonne idée de nous installer...
Quand les coups de feu cessèrent, et qu’un silence glacial s’installa sur la campagne environnante, nous finîmes par nous s’assoupir, sans plus d’inquiétude..
Nous ne pouvions savoir, ni même pressentir, ou imaginer, qu’à huit cent mètres de là, l’enfer s’était déchaîné. Hommes… enfants… vieillards.. .arrachés brutalement à leur sommeil paisible, mouraient ou agonisaient sur le ballast de cette voie de chemin de fer, que avions nous mêmes traversée quelques heures auparavant.. .Martyrisés et massacrés par d’autres hommes au regard froid, jeunes comme nous, mais entraînés au meurtre...
Nous ne sûmes rien de tout cela, et l’aube vint vite, qui nous vit s’ébrouer dans la gelée blanche. Ils n’eurent pas le temps de faire chauffer le succédané de café, car un paysan que nous n’avions pas vu venir, nous interpella timidement en nous priant de déguerpir, propriété privée oblige ! ..
Etait-il au courant des événements de la nuit ?… toujours est-il qu’il était resté prudemment à une vingtaine de mètres, à la vue des trois gaillards, équipés comme militaires en campagne. Après cinq minutes de palabres sur un ton aigre-doux, nous avons plié les tentes, et sac au dos, avons quitté le petit bois d’un pas vif
Nous allions reprendre la route d’Ascq, quand un groupe de femmes, l’air affolé, qui semblaient en revenir, nous en dissuada : Il y avait des allemands partout… il s’était passé des choses.., on ne savait pas bien… mais notre allure et notre tenue nous feraient certainement arrêter comme suspects...
Elles-mêmes avaient abordé avec méfiance nos cinq silhouettes sorties du brouillard épais, et venant d’on ne sait où...
Nous revînmes alors en direction de Forest, puis obliquant à gauche, suivant fossés et sentiers de champs, priment le chemin du retour. Passant non loin des bâtiments d’une grande ferme, puis contournant le bois de Montalembert nous nous engageâmes sur le “chemin vert”. C’était une grande allée, perpendiculaire à la lisière du bois, bordée de peupliers et d’un large fossé, où enfant, je venais pêcher des épinoches, des œufs de grenouille ou de salamandre pour les faire éclore dans des bocaux, que j’emportait ensuite à l’école Jean Jaurès...
Nous mimes là très longtemps, pour réunir quelques brindilles sèches et allumer un petit feu qui nous permit de se réchauffer d’une boisson chaude d’orge grillée.
C’est à la douane de Fives, que nous primes conscience de la tragédie dont nous avions été les témoins auditifs, sans jamais en deviner la nature. Des side-cars de la Feldgendarmerie circulaient sur la grand-route, des groupes se formaient dans les encoignures de portes, et les récits du massacre sanglant de la nuit se transmettaient des uns aux autres, toujours plus atroces
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Plus qu'une peur rétrospective, c’est une sorte de rage impuissante qui m’a saisi, mêlée à une sorte de honte, d’être encore là, vivant, après être passé, dans l’inconscience, si près du malheur de mes frères...
J’ai quitté mes amis, sans un adieu et c’est sur le chemin de ma petite chambre du quartier St Sauveur que le changement s’était opéré en moi… ;
Depuis quatre ans, j'avais souvent côtoyé la tragédie et la mort. de l’exode affreux stoppé devant Amiens à notre refoulement sur Dunkerque, dans la débâcle….des exécutions d’otages à la recherche de corps broyés de parents et d’amis sous les décombres de mon quartier détruit à Hellemmes, la fuite devant le STO et même le séjour d’un an dans un maquis des Hautes Alpes, la “Chaîne”... j avait vécu tout cela comme à travers un incontournable écran de jeunesse et de soif de vivre...
Des millions d’êtres humains avaient déjà disparu dans une tourmente dont les dimensions et l’enjeu échappaient à mon entendement d’adolescent..
.Et voilà que je sentis que cette adolescence me quittait, et que sorti de cette chrysalide protectrice, il fallait que je devienne partie prenante dans l’immense conflit. Menu grain de sable sans doute, mais après tout, de même densité que chacun des assassins de la nuit, probablement de mon âge, et qu’il allait falloir maintenant affronter.
Ce qui a suivi ne fut que la conséquence de cette prise de conscience soudaine : ... la traversée aventureuse de la France au milieu de la débâcle allemande… A nouveau le maquis en Bourgogne du sud.. .la libération.. .l’Alsace, la Forêt noire.. .et la victoire enfin...
………………………………Additif postérieur au récit précédent :
VILLENEUVE d’ASCQ avril 1994 :
Je suis assis dans l’herbe, au sommet d’un petit tertre dominant le lac du Héron, à quelques centaines de mètres de la grande ferme, devenue musée...
Sans la végétation nouvelle, disposée avec art par l’urbaniste, je pourrais apercevoir, au delà du nouveau quartier de Brigodes, le passage à niveau et le tertre du massacre.
Sur la gauche, je peux voir les frondaisons des premiers bois de Forest, où nous avons campé...
Au sud, au nord, la ville nouvelle s’étend, immense et tentaculaire, d’où me parvient une quantité de bruits, non identifiables. Là-bas, au delà de la butte de Quicampoix, par-dessus ce qui avait été le chemin vert, l’autoroute canalise ses milliers de véhicules, dont un léger vent d’ouest m’apporte le bruissement continu, pareil à celui des vagues sur les grandes plages de la mer du Nord.
Tous ces bruits de la vie semblaient pour moi vouloir s’opposer au souvenir du silence glacial qui s’ést abattu sur la grande plaine vide, cinquante ans auparavant.
Je m’attarde longuement à évoquer ceux qui, injustement, n’ont pas connu cette aube des Rameaux, mais qui, d’une certaine manière, par leur sacrifice, m’ont éveillé à ma dignité d’homme, libre.
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C’était un matin d’automne, ensoleillé et très doux. Je sortis de sa poche un petit nécessaire à croquis qui ne me quittait jamais, et je me mis à écrire..
.Composé en 1994 à l’occasion du 50° anniversaire du Massacre
Réécris à Angers en mars 2012 pour 39-45 Forum d'Histomag.
Tous les faits et circonstances sont rigoureusement exacts.
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Cette tragédie enjoignit mon père à éloigner sa femme et les enfants vers la Bourgogne, Chalon sur Saône, ou la famille de mon camarade de maquis s'offrait à les recueillir. Ils profitèrent d'un convoi de réfugiés courant avril, et c'est ainsi que je me retrouvai seul avec mon père Pierre Louis COLIN (1901-1948) que je vénèrerai jusqu'à ma mort pour sa grande force morale, son courage exemplaire et la foi civique qu'il m'a enseignée...
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