Le TEMPS de l’ HORREUR
2 : Le commencement de la faim et de la peur…
Début novembre fut instauré le système de rationnement par ticket. En quelques mois la situation alimentaire s’était considérablement dégradée, et mes parents avaient déjà les plus grandes difficultés à remplir les estomacs des quatre enfants, d’autant plus que ma mère attendait la cinquième, conçue pendant notre séjour dans les caves de l’exode à Saint Omer…
On commençait à voir de longues queues devant les magasins…avec souvent la déception des derniers arrivants frustrés par l’épuisement du stock…
Au moment de l’arrachage des pommes de terre, je fus, accompagné de mon frère cadet Pierrot, à la fois témoin et participant à des scènes étranges et lamentables : Dès qu’un mystérieux « téléphone arabe » signalait qu’un champ de pomme de terre allait être récolté par son exploitant dans la grande et riche plaine du côté des Quatre Cantons, une foule d’affamés, arguant du moyenâgeux droit de glanage, se dirigeait vers le lieu, muni de sac en jute et du « quatre-dents » pour attendre (théoriquement) que le censier ait arraché ses plants et ramassé sa récolte… Je dis théoriquement, car la foule était telle autour des grands champs rectangulaires, qu’elle formait un large cordon rapace d’où, inévitablement, surgissaient de nombreux 4xdents qui grignotaient la récolte sur plusieurs mètres, malgré la présence de gens d’armes (non identifiés… !) appelés a la rescousse par le fermier…
A peine le dernier tombereau était-il sorti du champ… la foule des glaneurs se précipitait, chacun essayant de repérer une petite surface qui aurait pu échapper à la grande herse et aux ramasseurs…Jusque la fin du jour, plusieurs centaines, d’hommes, femmes, enfants, grattaient retournaient leur petit carré de terre, se disputant parfois violemment avec un voisin trop envahissant…
Pierrot et moi, vite épuisés par ce travail harassant, n’avions généralement qu’une modeste récolte d’un kilo ou deux de minuscules gobilles, qui seraient cependant bien accueillis par notre maisonnée famélique…
Mais cette scène, gravée indélébile dans ma mémoire, heurtait fortement la sorte de confiance en l’avenir de l’adolescent que j’étais, déjà très engagé pour la dignité du mouvement ouvrier…
Je prévoyais alors que ce n’était que le commencement de la Faim, cette faim lancinante qui ne se terminerai que lorsque le pays serait libéré de l’envahisseur…
La suite de mon histoire ne me démentit pas…
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L’hiver 40/41 fut longuement très froid mais moins neigeux que le précédant… Dans notre région le seul fournisseur de chauffage et d’énergie gazière ou électrique, est le charbon de houille.. Avant la guerre il était distribué dans les foyers par de grands fardiers hippomobiles par sac de 50 kilos…le jour de la paie de préférence…
La rumeur publique fait état de son abondance sur les carreaux des mines de Lens ou de Béthunes, mais nous resterons tout l’hiver dans la faim et le froid… Alors on brûle tout…tout ce qui tombe sous la main, pour au moins faire cuire une maigre pitence…J’ai même vu mon brave papa s’attaquer à des plaques de bitume d’un trottoir, pour nous nous réchauffer par la combustion du goudron qui empestait la maison…
Cet hiver là fut l’occasion, pour mon frère cadet Pierrot et moi , de notre première action que l’on pourrait appeler, en exagérant un peu, de résistance à l’occupant :
Les Ateliers de réparation des locomotives de la Compagnie du Nord, dont l’entrée se trouvait à une cinquantaine de mètres de notre maison, s’étendaient sur environ un kilomètre de toute la rue Ferdinand Mathias, bordés côté ville par un mur infranchissable, et côté plaine, au-delà de la ligne Lille –Bruxelles, protégés par un épais grillage métallique ininterrompu . A l’abri de ce grillage de nombreuses locomotives en attente de réparations, étaient garées sur des voies parallèles…gardées jours et nuits par des sentinelles allemandes en armes…
Mon jeune frère, à certains égards plus intrépide que moi, était parvenu à creuser un petit passage sous le grillage et nous nous étions entraînés à ramper dans l’herbe jusqu’à ce trou qui nous permettait l’accès direct aux machines. En surveillant le passage des sentinelles qui bougeaient beaucoup pour se réchauffer… Dès que nous jugions le moment opportun, nous grimpions silencieusement sur la plate forme de conduite, et Pierrot à qui sa petite taille le permettait, entrait dans le foyer et récupérait les « gaillettes « à demi consumées et transformées en coke que nous empilions dans un sac de jute…Nous ne prenions pas de charbon résiduel dans les tenders, car le poids aurait été un handicap lors de notre évacuation des lieux. Nous fîmes ainsi quelques expéditions jusqu’aux jour où les « fridolins » découvrirent et rebouchèrent le trou … Nos parents ne connurent jamais la source de leur approvisionnement… !
Après la guerre une de ces fameuses locomotives devint un monument du souvenir, devant l’entrée des Ateliers à l’emplacement de ce qui fut le « Café des Cheminots » CROMBEZ, détruit lors des bombardements de 1942…[/pre]
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A mi-décembre la Compagnie lilloise des Moteurs reprit son activité, réembauchant ses anciens salariés. Nous abandonnons notre garage allemand sans préavis pour reprendre notre poste à l’usine…
En fait, ce sera changer un cheval borgne pour un aveugle car là aussi nous travaillerons pour les « chleux ». La CLM, Peugeot produisait déjà avant guerre de puissants moteurs Diesel sous licence Krupp (cylindres coulissant à deux pistons opposés.) pour l’équipement des vedettes rapides, et vous pensez bien que l’occupant ne veut pas se priver de cette production… !
Les effectifs étant réduits, je passe facilement du rang de coursier à celui de manœuvre spécialisé, intégrant l’atelier des pièces détachées où je suis affecté sur un tour à métaux…Les cours de soir de l’ENAM, Brd LOUIS XIV ont repris et j’y poursuis, la faim au ventre, mon apprentissage du métier de Tourneur…
C’est pourtant dans cet atelier que je découvrirai les premiers signes volontaires de résistance à l’occupant : sous la promesse d’un secret absolu, un chef d’équipe qui m’avait pris en affection me montra comment saboter un moteur avec un boulette de pâte d’émeri collée dans un recoin de la boîte d’injection….. : Panne garantie, à terme, et anonyme.. !
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C’est à la fin de cet hiver que commença à apparaître sur les murs de la ville les sinistres affiches « BEKANTMACHUNG » avisant en deux langues, la population de l’exécution, par pendaison ou par les armes, de résistants toujours qualifiés de « JUIFS APATRIDES » ou de « CHEF BOLCHEVIK », et parfois aussi mentionnant l’exécution ou la déportation de cinq, dix, ou vingt otages innocents, ( souvent désignés par les R.G. français) en représailles pour un acte quelconque d’hostilité envers l’occupant….
Je venais d’atteindre mes seize ans… Au mois d’avril, la naissance de Monique fit de moi l’aîné de cinq enfants, me conférant un sentiment de responsabilité familiale accru
Alors, pour l’adolescent idéaliste qui n’avait jamais distingué un « juif » parmi les hommes, non plus un « bolchevik », et qui, quoique militant ouvrier chrétien, était le compagnon de route de ses camarades de travail, communistes par idéal, ce printemps là fut Le commencement de la peur…
A suivre[/align][/pre]