Le débat initié il y a 2 semaines à propos des "Bombardements alliés sur la France" a mis notamment l'accent sur les dévastations causées par les bombardements alliés avant Overlord et durant la terrible campagne de Normandie.
Lors d'un post, j'avais proposé le lien suivant : http://www.ibiblio.org/hyperwar/AAF/III/AAF-III-6.html consacré à la genèse du Transportation Plan (le bombardement des installations ferroviaires en France et en Belgique en prélude à Overlord).
Lien qu'il peut être intéressant de compléter par une visite sur le site du "US Army Center of Military History" (plus précisément l'ouvrage officiel "Cross Channel Attack" de Gordon A. HARRISON publié en 1951 http://www.ibiblio.org/hyperwar/AAF/III/AAF-III-6.html).
Ces deux références donnent le point de vue officiel des Etats-Unis dans l'immédiat après-guerre.
Il est intéressant de constater que la plupart des arguments passés en revue dans le débat du forum l'ont été à l'époque.
On y relève également les rivalités entre états-major et la nécessite, pour EISENHOWER, d'obtenir le meilleur résultat possible en un laps de temps très court.
Afin que ces 2 références (qui se croisent) soient accessibles au plus grand nombre d'entre-nous, j'en ai tiré un synthèse librement traduite.
Je vous la propose ici :
Le "Transportation Plan" – La genèse
S’il était évident que les forces aériennes obtiennent la paralysie du système ferroviaire allemand de la côte atlantique jusqu’au Rhin en préambule à Overlord, l’usage approprié de la puissance aérienne causa une controverse durable :
• détourner une part importante des 8th Air Force et Bomber Command des cibles stratégiques en Allemagne vers la France et la Belgique ;
• peut-être reporter l’offensive projetée contre les productions allemandes de carburant ;
• régler la question toujours sans réponse du commandement des forces stratégiques de bombardement ;
• les pertes civiles dans les pays occupés.
Le plan Cossac avait déjà ébauché les méthodes d’attaques contre le réseau ferroviaire : couper les lignes, straffing, destruction des ponts et des centres ferroviaires. En janvier 1944, les Anglais (LEIGH-MALLORY en tête mais TEDDER était du même avis) proposèrent un programme d’attrition à long terme des centres ferroviaires des villes françaises et belges et notamment des dépôts ferroviaires, voies de garage, gares, hangars, ateliers de réparation, rotondes, signalisations, aiguillages, locomotives et pièces détachées. Parmi les auteurs du « Transportation Plan » on suppose certains spécialistes civiles de l’Air Ministry tels Solly ZUCKERMAN et E. D. BRANT qui planchaient depuis fin 1943 sur ce type de plan. Le professeur ZUCKERMAN basa notamment ses recherches sur les résultats obtenus avec le réseau ferroviaire italien. Ainsi, un bombardement intensif de 3 mois devrait obtenir la paralysie du réseau ferroviaire occidental, à condition d’y consacrer une part au moins des bombardiers stratégiques.
Le plan mûrit au fur et à mesure des réunions du AEAF Bombing Committee pour convaincre les généraux britanniques du SHAEF et les représentants de la 8th Air Force. Les centres ferroviaires à bombarder passèrent de 33 à 40, puis 79, puis 93 (dont 14 dans ma midi de la France) et finalement 101 (auxquels s’ajoutèrent un temps 29 nœuds ferroviaires allemands, avant d’être écartés). Même si le trafic ferroviaire n’était pas paralysé, il serait canalisé et ainsi rendu vulnérable au straffing et aux coupures de lignes. LEIGH-MALLORY voyait dans la multiplication des objectifs le moyen de masquer un peu plus le lieu du débarquement et dans la durée de la campagne une moindre dépendance aux conditions météo.
Une étude du 12 février 1944 conclut que :
• 2/3 des capacités ferroviaires d’Europe occidentale sont dévolues au trafic militaire allemand ;
• les centres ferroviaires sont dans le rayon d’action des chasseurs d’escorte et des radars au sol, ce qui en fait des cibles accessibles ;
• peu de cibles ont une superficie supérieure à 500 acres, une moyenne de 4 bombes de 500 livres/acre doit suffire à détruire ces objectifs ;
• entre février 1944 et le D-Day, la capacité des bombardiers est de 108.000 tonnes de bombes là où 45.000 tonnes devraient suffire ;
• sur cette base : la capacité de bombardement à atteindre dépasse les moyens de l’aviation tactique ; clairement, la majorité du bombardement devra être effectué par les USSTAF et Bomber Command.
Le 15 février 1944, SPAATZ, HARRIS et LEIGH-MALLORY se réunirent pour étudier l’implication de l’aviation stratégique dans le « Transportation Plan ». SPAATZ s’opposa à distraire des forces engagées dans l’opération Pointblank [action combinée des forces de bombardement alliées contre l'Allemagne], il estima même que le « Transportation Plan » menaçait la conquête de la suprématie aérienne indispensable au débarquement. HARRIS estima que la meilleure aide du Bomber Command à Overlord était l’intensification des bombardements des villes allemandes. […]
A la même époque (février 1944) et parallèlement à la manière d’associer l’aviation à la préparation d’Overlord est débattue la question de l’indépendance des forces aériennes de bombardement stratégique. Si pour les Américains, il était évident que les forces aériennes stratégiques devaient être placées sous le contrôle d’EISENHOWER bien avant le débarquement, les Anglais préféraient attendre que celui-ci ait commencé. Fin février, EISENHOWER s’en remettra à CHURCHILL en menaçant de « rentrer à la maison ». Une solution de compromis fut adoptée le 17 mars en associant EISENHOWER et PORTAL (TEDDER devenant par ailleurs l’adjoint de Ike pour les opérations aériennes propres à Overlord).
Dans l’entre-temps, SPAATZ lobbia auprès de ARNOLD et EISENHOWER qui suspendit sa décision durant un mois.
En février 1944, les opposants au Transportation Plan étaient nombreux et non des moindres : CHURCHILL, Sir Alan BROOKE (pour qui le réseau français n’était pas à comparer au réseau italien servant de référence aux prévisions), PORTAL, DOOLITTLE, Fred ANDERSON, the Joint Intelligence Committee, the Ministry of Economic Warfare et d’autres. Leurs principaux griefs en étaient : l’interdiction [aérienne] est supérieure à l’attrition et la désorganisation du système ferroviaire se retournerait contre les Alliés lors de la progression vers l’Allemagne.
Durant tout le mois de mars, le plan fit l’unanimité contre lui : les Français en souffriraient plus que les Allemands ; une destruction du réseau ferroviaire entre 80 et 90% serait nécessaire pour handicaper réellement les Allemands ; les centres ferroviaires à bombarder étaient estimés à 500 et bien plus difficiles à endommager qu’estimé par LEIGH-MALLORY/TEDDER ; des centres ferroviaires qui, au surplus, pourraient être remis en service dans les 2 jours.
Le 5 mars 1944, SPAATZ fit une contre-proposition à PORTAL et EISENHOWER : le « Plan for the Completion of the Combined Bomber Offensive » qui prévoyait, maintenant que la Luftwaffe était brisée, la destruction des secteurs vitaux des carburant et de caoutchouc. Le plan prévoyait de priver les Allemands de 50% de leurs approvisionnements en essence en l’espace de 6 mois. SPAATZ réarrangeait les priorités de la manière suivante : (1) le pétrole, (2) la Luftwaffe, (3) le caoutchouc et le bombardement des centre ferroviaires allemands lorsque la météo ne permettrait pas d’attaquer ces 3 priorités. Une fois ce plan accompli (15 jours pour la 8th Air Force et 10 pour la 15th Air Force prévoyait SPAATZ), les bombardiers stratégiques seraient disponibles pour l’appui tactique du débarquement selon des modalités à définir entre SHAEF, Air Ministry et USSTAF.
De son côté, LEIGH-MALLORY convertit des adhérents à son Transportation Plan : diminution de l’impact météo grâce à une action étalée sur un plus long délai, ralentissement des transferts de renforts vers la Normandie, l’opposition de HARRIS et TEDDER au plan « Pétrole » de SPAATZ, le ralliement de BRERENTON (commandant de la 9th Tactical Air Force) et PORTAL commençait à changer d’avis.
La lutte d’influence se poursuivit, SPAATZ avançant d’autres arguments favorables au plan « pétrole » suivi d’une brève période d’interdiction aérienne : les Allemands avaient besoin de 50 à 80 trains par jour pour acheminer leurs renforts par train, il y aurait toujours une portion de réseau suffisante pour y pourvoir ; le succès des opérations d’interdiction aérienne lors de campagnes précédentes ; les pertes civiles dans les pays occupés et l’impossibilité d’utiliser le réseau ferré dans la progression des troupes allées vers l’Allemagne ; enfin, 14 usines produisaient 80% de l’essence synthétique, leur destruction ne réclamant pas plus d’efforts que l’équivalent en nœuds ferroviaires. SPAATZ transmit ses arguments au général EAKER qui ne manqua pas d’en aviser EISENHOWER.
La stratégie à adopter divisait tant Britanniques et Américains qu’il fallut en appeler à EISENHOWER pour trancher.
La réunion eut lieu le 25 mars 1944 et tous les points de vue furent écoutés. TEDDER appuya LEIGH-MALLORI en mettant l’accent sur les difficultés qu’auraient les Allemands à acheminer troupes et ravitaillement vers la Normandie et, malgré quelques doutes, PORTAL et HARRIS donnèrent leur accord au « Transportation Plan ». EISENHOWER trouva qu’il n’y avait guère d’alternative au « Transportation Plan » pour que les forces aériennes aient une chance d’apporter une contribution « quelle qu’elle soit » au succès des 5 à 6 premières semaines d’Overlord, période considérée cruciale par le Commandant en Chef. La réunion conclut également qu’il revenait à SPAATZ de déterminer comment la 8th Air Force pourrait contribuer au plan étant attendu que le Bomber Command n’y serait pas associé, les bombardements de nuit ne s’y prêtant guère. A la fin de la réunion, PORTAL mit en garde contre les pertes civiles françaises qui découleraient du plan et demanda que le War Cabinet ait l’opportunité d’émettre un avis sur cette question.
Le jour suivant, EISENHOWER prit officiellement sa décision en faveur du « Transportation Plan », convaincu qu’il n’existait pas d’autre solution comme il l’écrivit à MARSHALL.
Pour EISENHOWER, il restait cependant un dernier obstacle à lever : l’accord du War Cabinet. Le War Cabinet et surtout le Premier Ministre s’inquiétaient des pertes civiles en France et en Belgique que causerait le bombardement des nœuds ferroviaires. Estimé à 160.000 victimes (dont 40.000 morts), la peur était grande d’entrainer une réaction politique et diplomatique de révulsion à l’égard de l’usage de la puissance aérienne par les Britanniques et les Américains. La réflexion prit deux semaines. Petit à petit, EISEHOWER leva les hésitations du cabinet britannique et même des officiels français en arguant de la nécessité de réussir le débarquement afin de permettre la libération de la France. Le 18 avril, le War Cabinet donnait son accord à l’exception de 2 cibles en région parisienne.
Le 14 avril 1944, EISENHOWER prit la direction des forces aériennes stratégiques en soutien à Overlord et, 3 jours plus tard, donnait ses directives quant au bombardement des transports. Dans ce cadre, la première mission était la destruction des installations de la Luftwaffe, la seconde était « …la destruction et la rupture des voies ferrées et particulièrement celles affectant les mouvements ennemis vers la zone concernée par ‘Overlord’… ». La 8th Air Force bombarderait la Belgique et l’est de la France ; le Bomber Command l’ouest de la France et la région parisienne ; l’AEAF concentrerait ses efforts sur le nord de la France et la Belgique. Par la suite, la 8th Air Force larguerait 5.000 tonnes de bombes supplémentaires sur les centres ferroviaires du Reich, à la frontière avec la France. Enfin, EISENHOWER laissa SPAATZ mener son « Plan Pétrole » en parallèle, celui-ci devenant une offensive à part entière à partir de la mi-mai.
Mais CHURCHILL continua à faire pression sur EISENHOWER en refusant plus de 100 tués par cible et exigeant que le bombardement soit le dernier recours militaire possible. Fin avril, EISENHOWER fit suspendre les attaques de 27 cibles densément peuplées. Un système d’avertissement des populations civiles devrait permettre de diminuer les pertes au-dessous des estimations les plus optimistes.
Le 7 mai 1944, après plusieurs bombardements, CHURCHILL écrivit à ROOSVELT sur ses doutes quant à la sagesse du « Transportation Plan ». Mais le général ARNOLD et le War Department laissèrent sa liberté d’action à EISENHOWER. Le plan était vu comme un des prix à payer pour la libération, qui, même avec 10.000 morts [NDT 100 morts x 100 cibles ?] restait inférieur aux prévisions.
Daniel