Le propos de Dominique Veillon - très grande pointure au demeurant - témoigne en fait d'une lacune regrettable des historiens universitaires, qui se traduit par un certain dédain pour "l'histoire policière". Ils n'ont pas le culte du petit détail, ce qui s'avère pourtant nécessaire dans certaines affaires telles que l'incendie du
Reichstag, l'assassinat de Kennedy (une autre de mes marottes), l'arrêt des
Panzer devant Dunkerque ou encore le dossier de Caluire. Ils ont été formés selon l'esprit des Annales, le social primant sur l'événement, le long terme sur la journée. L'enquête policière, très peu pour eux.
Mais du coup, ils négligent leur fonction première, à savoir l'élaboration et la diffusion du savoir. Leur abstention est à même de laisser d'autres personnes bien moins recommandables élaborer tout un ensemble de théories farfelues dont le dernier exemple nous est fourni par Jacques Baynac. Pire encore, ils sont enclins à commettre des erreurs qu'une connaissance approfondie du dossier aurait prévenues.
Exemple ? L'assertion de Dominique Veillon selon laquelle
"le fait qu'aucun dirigeant de Combat
n'ait été arrêté est un argument en faveur" de René Hardy. Eh bien pas du tout, et ce pour trois raisons.
Premièrement, l'assertion est fausse. L'un des membres du réseau
COMBAT, et non des moindres, a été arrêté à Caluire - à savoir Henri Aubry, alias "Thomas".
Deuxièmement, les documents issus du
S.D. prouvent que René Hardy a trahi. Ils ne se contentent pas de
"peser dans le sens de la culpabilité de René Hardy",
ils l'avouent noir sur blanc. Ces documents s'intègrent dans un faisceau de preuves pour le moins solides : les dépositions d'Edmée Delettraz, les faux témoignages de René Hardy et de ses amis de l'époque (Bénouville, Bossé), les circonstances mêmes de son évasion...
Troisièmement et conséquence de ce qui précède, le fait qu'à l'exception d'Aubry aucun membre de
COMBAT n'ait été arrêté ne pèse pas lourd face aux éléments à charge. A vrai dire, l'argument se retourne même contre René Hardy, comme l'a pertinemment fait remarquer Daniel Cordier (
Jean Moulin. La République des Catacombes, op. cit., p. 804) :
Pouvait-il "donner" ses camarades sans que ceux-ci découvrent l'origine de la trahison et l'exécutent aussitôt ? Au contraire, en révélant la réunion de Caluire, Hardy ne pourrait être soupçonné d'avoir trahi, puisque, d'une part, il n'en connaissait pas le lieu avant de s'y rendre et, d'autre part, était arrêté lui-même avec d'autres participants. Pour les Allemands, cette solution, à condition d'y mettre les formes, permettait de conserver un indicateur au-dessus de tout soupçon. Ainsi, le fait que ses camarades de Combat n'aient nullement été inquiétés n'autorise nullement à conclure que Hardy n'a pas livré Caluire.
De plus, l'arrestation des responsables militaires ne touchait pas directement les membres de Combat, à l'exception d'Aubry, qui était le responsable direct de l'arrestation de Délestraint et compromettait Combat. Parmi les participants, Bruno Larat était un jeune officier de la France combattante, aux ordres de Délestraint et en conflit permanent avec Combat sur les livraisons d'armes ; les colonels Lacaze et Schwartzfeld appartenaient au mouvement France d'abord, qui avait refusé la fusion avec Combat et s'apprêtait à assurer l'intérim du général Délestraint ; Aubrac était le représentant militaire de Libération, mouvement auquel appartenait également Lassagne, en rivalité permanente avec les dirigeants de Combat. Enfin, il y avait Moulin. Hardy lui-même a décrit la détestable opinion qu'en avaient les hommes de Combat.
En livrant Caluire, Hardy pouvait avant tout préserver la structure de l'organisation à laquelle il appartenait. En 1984, il insistera sur le fait que "personne en dehors de ce crypto-communiste de Jean Moulin n'a été inquiété, du fait de mon arrestation, n'en a souffert". Ce qui est presque un aveu, selon Noguères, "sous-entendu, bon débarras". Quoi qu'il en soit, le soulagement de René Hardy se fonde sur une comptabilité inexacte. Bruno Larat et le colonel Schwartzfeld sont morts en déportation et Lassagne a succombé en 1953 des suites de la sienne.
Sans parler des autres, torturés. Henri Noguères, cité par Daniel Cordier, ajoutait suite au quasi-aveu de trahison par René Hardy (
La vérité aura le dernier mot, op. cit., p. 145) :
... le fait que personne "n'ait été inquiété" ne voulait rigoureusement rien dire. D'autres Résistants ont été arrêtés, relâchés, maintenus sous contrôle, sont revenus régulièrement faire leur rapport à leur officier traitant - et personne dans leur entourage n'a jamais été "inquiété". Il n'en était pas toujours ainsi, mais il en était parfois ainsi.
J'ajouterai que Klaus Barbie, grâce à René Hardy, avait mis la main sur un énorme butin. S'il réalisera après coup que sa cible, Jean Moulin, faisait partie des raflés, il demeure que les personnages arrêtées pouvaient le conduire à d'autres prises. Ce d'autant que c'est bel et bien "Max" que René Hardy avait promis de livrer. L'obsession de Barbie, c'était Moulin, pas
COMBAT.
Bref, Dominique Veillon devrait mettre ses articles à jour. L'argument employé a été réfuté depuis plusieurs années, outre qu'il ne résiste pas à l'analyse.
Pour finir, lorsque j'écris que cette dernière histoire est, somme toute, très simple, je ne prétends pas que parvenir à cette conclusion l'a été. Il m'a fallu opérer un sacré travail de recoupement, sachant que nous avons là peu de documents (mais lesdits documents sont accablants pour René Hardy, car provenant des archives du
S.D.) et une profusion de témoignages parfois contradictoires.
Pourquoi ne pas écrire un bouquin là-dessus ? Oh, mais j'y compte bien... Seulement, j'ai un petit côté perfectionniste : vu la manie qu'ont les conspirationnistes du dossier (de Maurice Garçon à Charles Benfredj, de Gérard Chauvy à Jacques Baynac) à bobardiser et couper les cheveux en quatre, il faut savoir être irréfutable.