Post Numéro: 20 de Colombe 29 Avr 2007, 14:27
Fin de l'article
LA DÉPORTATION
Au-delà de l'explosion du nombre des condamnations et de l'alourdissement des peines, pratique répressive massive mais qui demeure formellement régulée par le droit, la caractéristique majeure de l'arsenal répressif nazi contre les homosexuels est à l'évidence le recours discrétionnaire à la «détention préventive» en camps de concentration. Il n'est pas systématique: la décision s'apprécie, de façon arbitraire, selon le degré de «dangerosité» supposée de l'individu pour la communauté raciale. Un certain nombre d'homosexuels sont envoyés en camp directement après leur arrestation par la Gestapo, sans passer par une condamnation pénale. Les homosexuels déportés, dans leur majorité, sont toutefois internés après avoir été condamnés pénalement et avoir purgé leur peine en prison : le transfert en camp intervient en lieu et place de la libération prévue.
Les déportés homosexuels, dont le marquage distinctif est généralement un triangle rosé, sont, dans les camps, particulièrement vulnérables et connaissent, de la part des nazis et des kapos, voire de certains autres déportés, des humiliations et des exactions parfois bien supérieures à celles que subissent les autres déportés. Leur homosexualité déchaîne l'imagination sadique de leurs bourreaux en matière de sévices sexuels, viols et tortures. Le prétexte de leur «rééducation» les expose aux travaux et épreuves physiques les plus durs, ou encore aux expérimentations médicales (traitements hormonaux, castration).
La très faible proportion de déportés homosexuels dans la population concentrationnaire (entre 1% et 1‰ selon les périodes) leur absence de cohésion et d'organisation, la défiance généralisée des autres catégories de déportés, l'exclusion de toutes les fonctions avantageuses et des réseaux de solidarité à l'intérieur du camp concourent enfin à les placer tout en bas de l'ignoble hiérarchie des déportés que crée le système concentrationnaire.
L'ensemble de ces facteurs se traduit par une mortalité nettement plus élevée que celle constatée dans d'autres catégories de déportés (hormis ceux, juifs et tziganes, systématiquement exterminés à partir de 1942) : environ 60% des déportés homosexuels n'ont pas survécu, contre environ 41% des politiques ou 35% des Témoins de Jéhovah. Environ 13% ont pu quitter le camp sur décision des nazis (déportés politiques : 18%), en particulier lors du déclenchement de la guerre, pour partir au front. Les 26 à 27 % restants ont survécu à la faveur de la libération des camps.
AMPLEUR ET LIMITES DE LA RÉPRESSION
S'il est impossible d'établir un chiffrage exact du nombre de victimes de la répression, et particulièrement de la déportation, l'état des recherches historiques permet aujourd'hui d'avancer un certain nombre d'approximations hautes et basses qui, à défaut d'être précises sont du moins, fiables quant aux ordres de grandeur qu'elles délimitent.
Ainsi, on peut estimer que les nazis sont parvenus de 1933 à 1945 à identifier et ficher de l'ordre de 100.000 homosexuels au moins. Les tribunaux, pour leur part, condamnèrent au total entre 50.000 et 63.000 personnes à des peines s'échelonnant de la simple amende à plus de dix ans de réclusion.
Alors que le nombre de condamnations au titre du § 175 était de l'ordre de 800 par an à la fin de la république de Weimar, ce chiffre passe rapidement à plusieurs milliers à compter de 1935, pour culminer entre 7.500 et 8.500 condamnations annuelles dans la période 1937-1939. Avec la guerre, le nombre de condamnations retombe en dessous de 4.000 et s'érode progressivement pour atteindre environ 2.000 en 1943-1944.
Enfin, le nombre d'homosexuels internés dans les camps se situe avec certitude dans une fourchette allant de 5.000 à 15.000 déportés, dont 3.000 à 9.000 n'ont pas survécu. On retient généralement comme probables les chiffres médians d'environ 10.000 déportés et 6.000 morts.
Ce bilan chiffré de la politique anti-homosexuelle du Troisième Reich autorise un certain nombre de conclusions. Tout d'abord il marque les limites de l'efficacité de l'action répressive : si l'on évalue raisonnablement le nombre d'homosexuels du Reich entre 500.000 et 1,5 million, il apparaît qu'ils ont majoritairement réussi en dépit des efforts considérables déployés pour les traquer, à échapper aux persécutions directes, serait-ce au prix de conditions de vie affreuses dissimulation, terreur permanente d'être découvert, abstinence.
On constate ensuite que la répression culmine en 1938-1939 et que son efficacité, dans les faits, décroît par la suite. Himmler et ses services ne cessent, pendant la guerre, de multiplier décrets et instructions toujours plus radicales afin de relancer et durcir encore la répression mais, à l'évidence, sans la capacité de les mettre en œuvre.
Menée au nom de la «protection de la race», la lutte des nazis contre l’homosexualité s'est traduite par une persécution des homosexuels dont le caractère barbare, massif et organisé est incontestable ; néanmoins, elle n'a jamais atteint le systématisme dont furent victimes les juifs et les tziganes, ni, par conséquent, pris le caractère d'une extermination.
Les chiffres l'indiquent, mais également le fait que la déportation dirige les homosexuels vers les camps de concentration et non vers les chambres à gaz des camps d'extermination. On ne peut, en ce sens, parler de «solution finale» ou d'un «génocide» des homosexuels.
L'intention existait sans doute chez certains dignitaires nazis comme Himmler, mais n'a jamais été concrétisée. Que l'on ne puisse parler de «solution finale» ou de «génocide» ne minimise cependant en rien l'horreur du crime commis contre les homosexuels par les nazis : il s'agit bien d'un crime contre l'humanité, scandaleusement occulté après la guerre.
Michel CELSE
Infos sur l'auteur de cet article :
Michel Celse, germaniste, ancien élève de l'École normale supérieure, militant d'Act Up-Paris, a écrit plusieurs articles sur l'histoire de l'homosexualité et la condition des homosexuels en Allemagne au XXe siècle.
L'article renvoie aux autres articles suivants :
→ Allemagne, Armée, Bars, Berlin, Bodybuilding, Chantage, Collaboration (Écrivains et), Communisme, Dégénérescence (Théorie de la), Discours scientifiques, Droit, Fascisme, Histoire, Homoérotisme, Homophobie, Kreutzberg, Leander, Masculinité/masculinisme, Opinion publique, Orientation sexuelle. Perversion, Prostitution féminine, Résistance, Sadomasochisme, Skins, Valland, Violence anti-gay, Visconti, Bibliographie.
Rappel des références de l'article :
Sur la déportation des homosexuels
l’article « Nazisme » de Michel Celse
in Dictionnaire des Cultures Gays et Lesbiennes sous la direction de Didier Eribon, Editions Larousse , 2003, ISBN :2035051649, pages 334 à 338