Tom a écrit:;) Finalement, pourquoi s'acharner sur Hardy alors que tant d'imprudences ont été commises et que, par exemple, le "cas" Aubry est loin d'être clair et pose un tas de questions.
1. Au second procès de Hardy, le docteur Dugoujon a confirmé sa déposition du 21 septembre 1944 : Aubry lui aurait confié que "Barbie le suivait depuis des semaines" (avant la réunion de Caluire).
L'avis perso d'Aubry. Lequel semble adepte de l'auto-flagellation, mais il est vrai qu'il est le grand responsable de l'arrestation de Délestraint, et sans doute en a-t-il conçu un grand remords. Je pense que cet homme est sorti moralement brisé de cette épreuve.
2. Au pont Morand, Barbie n'a, selon ses déclarations ultérieures, vu ni Jacques Baumel ni Madeleine Raisin.
Perdu. Si le doute demeure s'agissant de Baumel, Madeleine Raisin a révélé que Barbie, au cours d'un interrogatoire, lui avait dit l'avoir vue (Jacques Baynac,
Les secrets de l'affaire Jean Moulin, Seuil, 1998, p. 364). Pour rappel, elle a été arrêtée le 22 juin, soit le lendemain de Caluire.
Or, si Barbie suivait Hardy, il aurait vu Baumel, Raisin et Aubry. En revanche, s'il suivait Aubry, il serait arrivé après le départ de Baumel et aurait pu partir avant l'arrivée de Raisin.
Ca fait partie de la propagande amorcée par l'avocat de René Hardy (voir notamment Maurice Garçon,
Plaidoyer pour René Hardy, Fayard, 1950, p. 112-116) : ne pouvant nier la présence de Barbie (accablante pour son client), il la rattache à la négligence d'Aubry. Reste à savoir pourquoi Barbie ne s'en est pas vanté...
De même, et pour revenir à Madeleine Raisin, cette dernière constitue à ses yeux un tel double-zéro hiérarchique qu'il ne se souvient même pas l'avoir interrogée (interrogatoire de Barbie du 16 juillet 1948, reproduit in René Hardy,
Derniers mots, Fayard, 1984, p. 545) ! En revanche, elle ne risque pas de l'oublier... Peut-être a-t-il voulu dissimuler un autre de ses faits d'armes de tortionnaire ?
3. Aubry était repéré : connu notamment du traître Multon et peut-être aussi d'un espion allemand qu'il aurait nommé, en toute bonne foi, inspecteur national de l'Armée secrète (!), il avait fait l'objet de rapports allemands détaillés.
Ah ? Lesquels ? Et quand ?
L'affirmation vient de Baynac (p. 367 de son livre).
Qui ne cite aucune source. En revanche, il prend bien la peine de signaler qu'Aubry fait partie de la liste de Résistants démasqués établie dans le Rapport
Flora, émanant du gestapiste de Marseille, Ernst Dunker (19 juillet 1943). Or, ledit Rapport
Flora annonce clairement que l'homme qui a livré "Max" n'est autre que...
... René Hardy.
4. Le général Desmazes, adjoint du général Delestraint à la tête de l'Armée secrète, a écrit, en 1945, au ministre de la Guerre que, lors de son premier interrogatoire à la Gestapo, on lui aurait dit que c'était A., de l'état-major de l'AS à Lyon, qui l'avait dénoncé. Or deux noms seulement commençaient par cette lettre : Aubry et Aubrac...
Là encore, c'est du Baynac (p. 368).
Témoignage de seconde main aussi imprécis que peu convaincant, d'interprétations diverses. D'autant qu'il est clairement démontré qu'Aubrac n'a rien livré ni dénoncé (voir François Delpla,
Aubrac. Les faits et la calomnie, Le Temps des Cerises, 1997).
5. Jean Sussel, déporté à Dachau avec le général Delestraint, a témoigné officiellement par deux fois que celui-ci lui aurait révélé avoir été arrêté sur dénonciation d'une personne importante de son entourage immédiat qui avait assisté à son interrogatoire à Paris. Or, Aubry y avait été transféré le 26 juin et y bénéficiait d'un régime de faveur...
Baynac, toujours (p. 368), lequel accumule les petits détails isolés sans un instant les analyser au regard des faits connus, préférant plutôt recourir au procédé inusable du "questionnement affirmatif". Or, il est historiquement prouvé que
personne n'a dénoncé Delestraint. Il a été arrêté suite à une série d'imprudences d'Aubry. Et Baynac le sait très bien.
De plus, Delestraint a affirmé au contraire - et à tort - avoir été livré par "Didot" (pseudo de René Hardy) - voir Maurice Garçon,
op. cit., p. 97.
Ce qui règle la question "Sussel".
Sans forcément incriminer Aubry et sans mentionner de nouveau ses graves manquements aux règles de sécurité, il faut, en tout cas, au moins admettre qu'il n'observait plus ces dernières et qu'il était vraisemblablement suivi...
Alors
pourquoi les rapports allemands ne le mentionnent-ils pas ? Barbie et Dunker n'avaient-il pas intérêt à mettre en avant ce détail ?
En fait, à la base, seules les déclarations d'Edmée Delétraz, agent quadruple au bas mot
Pas quadruple : triple. Elle servait la Résistance, mais travaillait pour la
Gestapo... et continuait de renseigner la Résistance - enfin, le réseau du colonel Georges Groussard.
et extrêmement peu fiable,
Elle était si peu fiable que, pour la contredire, René Hardy ira produire un faux témoignage (voir Henri Noguères,
La vérité aura le dernier mot, Seuil, 1985, p 135)... Elle était si peu fiable que, pour la contester, son avocat ne trouvera rien de mieux à dire qu'elle travaillait exclusivement pour les nazis...
et celles de Klaus Barbie lui-même (reprises dans les rapports Kaltenbrunner et "Flora") ont incriminé Hardy.
Mais aussi Hardy lui-même, qui a tellement menti sur tant de points importants que la conclusion s'impose d'elle-même.
L'adjoint de Barbie, Steingritt, a également reconnu que Hardy était le traître. Mais il l'a nié au cours du second procès. Toutefois, un témoin, Georges Teulery, détenu comme ces deux personnages à Fresnes, les a vus
"en bons termes, comme de bons et vieux amis" : sans doute l'Allemand a-t-il passé, en prison, un accord avec son ancien agent (voir Pierre Péan,
La diabolique de Caluire, 1999, Fayard, p. 132-134). Ce qui remet en cause la sincérité du revirement de Steingritt.
D'après Barbie, Hardy lui aurait révélé la date de la réunion "quatre ou cinq jours avant". Or, même Jean Moulin ignorait le 16 qu'une réunion aurait lieu à Caluire le 21 !
Erreur de mémoire de Klaus Barbie, qui s'exprime cinq ans après les faits. Ca arrive.
De plus, Barbie a prétendu, entre autres fabulations, qu'Hardy aurait marqué à la craie jaune son parcours jusqu'à la pièce même de la réunion. Or, Hardy était accompagné de Lassagne et d'Aubry et aucun témoin n'a jamais vu la moindre marque !
En effet, des questions se posent ici - mais cela ne reste que du détail, qui ne résiste pas à d'autres faits bien plus lourds. En l'occurrence, je pense, soit que Barbie en a rajouté, par lacune mémorielle, ou par volonté de couvrir ses propres égarements dans Caluire, soit que Lassagne et Aubry n'aient rien remarqué, tout agités qu'ils étaient par l'imminence de la réunion.
Certains éléments ne pourront, de toutes les manières, jamais être connus. Mais ce n'est pas sur un tél détail que se joue la culpabilité ou l'innocence d'un homme, vous en conviendrez.
Bref, le récit de Barbie s'avère totalement fantaisiste, sans doute pour mettre en valeur ses qualités d'organisateur et pour dissimuler une réalité certainement plus prosaïque...
Mais alors, s'il ment, pourquoi n'accable-t-il pas également Aubry ?
Même si Hardy a été filé par un agent qui voulait savoir où il allait ce jour-là, il n'était peut-être pas le seul et n'a pas pu provoquer une intervention du commando Barbie qui eut lieu bien après son arrivée à la réunion et juste après celle de Jean Moulin, d'Aubrac et de Schwartzfeld...
OK, mais il n'est pas prouvé que ces trois là étaient suivis. Aucun document allemand n'en fait état.
Non, il faut admettre que Barbie a été, ici, servi par la chance. Le temps qu'Edmée Delettraz revienne, le temps de grimper sur Caluire, le temps de s'y retrouver dans cette bourgade, le temps de retrouver un autre agent qui suivait Hardy jusqu'à la villa du Dr. Dugoujon, le temps de repérer les lieux, cela fait déjà beaucoup...