Jacques Vandenbroucke a écrit:
Mon Général,
Soixante-neuf ans! Soixante-neuf ans que le 24 septembre 1940 vous vous endormiez pour toujours au Lazaret de Sorau, non loin de l'Oflag IIIB, le camp de prisonniers de Tibor, situé aujourd'hui près de Skape en Pologne.
Depuis le mois d'août 1940, votre santé déclinait, nécessitant votre hospitalisation, rongé que vous étiez par ce mal qui ne vous quittait qu'épisodiquement depuis cette blessure contractée au front en 1914-1918.
Rongé aussi, à l'instar de vos camarades d'infortune, par une naturelle et profonde inquiétude quant au sort réservé à votre famille, votre épouse Lucienne que vous nommiez affectueusement «Lu», vos filles Jacqueline et Andrée, sans oublier votre fils Christian, sous-lieutenant élève-pilote en 1940 à l'Aéronautique militaire, dont vous étiez cruellement sans nouvelle. Engagé volontaire dans la RAF, il disparaîtra en Méditerranée au-dessus de Malte en 1942.
Dans votre chambre d'hôpital, assis à cette petite table où trônaient les photos des vôtres au temps où vous étiez en service à Liège, prenant des notes comme à votre habitude, combien de fois n'avez-vous pas été assailli par les questions existentielles et intemporelles qui jalonnent la vie d'un homme, d'un mari, d'un père. Je vous cite: «II me vient de songer à notre vie depuis la guerre de 1914 qui aurait dû nous apprendre à apprécier davantage les jours et les années qui passaient dans le bonheur. Quelle vie ont mené ma femme et mes enfants, j'étais peut-être trop sévère. Leur ai-je donné tout ce que je pouvais? Leur ai-je fait une enfance heureuse? Et ma chère femme, nous avons été longtemps séparés, surtout depuis 1935 en raison des responsabilités qui m'étaient confiées. Quelle existence! Ainsi, ce sont écoulées de belles années et me voici au seuil de la vieillesse sans avoir profité beaucoup mais en ayant beaucoup travaillé». Oui, mon général, ces jours de solitude, de maladie, de désœuvrement étaient porteurs d'angoisses!
Avant de mourir, vous écriviez: «Je demande et j'insiste auprès des autorités allemandes pour être transféré aussitôt après mon décès au camp de Tibor afin de m'y retrouver au milieu de mes camarades». Une disposition testamentaire arrêtée en urgence, mais que vous espériez sans doute transitoire, exigée par les contraintes non négociables du moment. Comment auriez-vous pu en effet, en pleine guerre, exiger des Allemands d'être rapatrié en Belgique?
Les Allemands accédèrent à votre souhait et, après des funérailles dignes, inhumèrent votre dépouille au cimetière voisin de Mittwalde. Par un bel après-midi d'automne, les Chasseurs ardennais accompagnèrent comme aujourd'hui votre cercueil, alors simplement orné d'une couronne mortuaire et de branchages de chêne, modestes bouts de bois, ultime hommage venu du cœur de vos amis prisonniers de guerre. Durant soixante-neuf ans, la terre de Pologne aura été votre terre d'accueil, une terre qui fut toujours légère aux braves!
Car, mon Général, vous étiez un brave! Un homme d'honneur! Militaire vous étiez lieutenant-général, au sommet de la hiérarchie, mais l'homme, derrière l'uniforme, était pétri de simplicité, fuyant les hommages. Ne considérez pas ces mots, souvent galvaudés, comme de la flagornerie de circonstance! Ces qualificatifs sont dictés par la réalité des faits. Votre carrière militaire et votre vie d'homme attestent de votre courage, de votre total dévouement et de votre fidélité à votre patrie, la Belgique.
Né à Bruges le 21 mai 1882, fils de général, vous vous êtes brillamment comporté durant la première guerre mondiale. Cité à l'ordre du jour de l'armée le 12 septembre 1916 pour votre comportement à la bataille de l'Yser lors des combats de Dixmude en coopération avec les fusiliers marins français, vous avez été, parmi de nombreuses distinctions honorifiques, nommé Officier de la Légion d'Honneur.
Dès la paix revenue, vous poursuivez votre carrière en occupation en Allemagne. Vous représentez ensuite la Belgique comme expert militaire à la Société des Nations. Revenu au pays, vous êtes nommé sous-chef de l'Etat Major Général de l'Armée en septembre 1935 (le n°2 de PArmée belge), après avoir commandé la 5e Division d'infanterie. Pendant la montée des périls, vous participez aux nombreux entretiens d'état-major en France et en Angleterre. Votre parfaite connaissance de l'allemand vous envoie également en mission Outre-Rhin.
Nommé lieutenant général le 26 décembre 1938, vous prenez le commandement de la division des Chasseurs ardennais que vous affectionnez. Vous vous identifiez tellement à cette unité que vous demandez aux officiers de ne plus porter le képi réglementaire, mais le béret vert. Par la suite, on vous confie le commandement des Troupes de Défense du Luxembourg et de Namur et de la 4e Circonscrïption militaire.
En mai 1940, vous vous trouvez à Namur, à la tête du VIIe Corps d'Armée regroupant la 8e Division d'infanterie, la 2° Division des Chasseurs ardennais et la ceinture des forts namurois. Après avoir coordonné la défense de la position jusqu'au 15 mai 1940, sur ordre, vous repliez vos troupes vers la Flandre où vous participez très activement à la bataille de la Lys. Le 28 mai 1940, vous êtes fait prisonnier à Wijnendaele, aux côtés du Roi et comme des dizaines de milliers de soldats belges, vous prenez le chemin de la captivité. Avant de mourir, selon votre expression, «en service» quelques mois plus tard!
Je l'ai dit précédemment, vous souhaitiez être inhumé près de vos camarades prisonniers. Mais nous connaissons quel était votre désir secret. La lecture de votre testament daté de 1932 est sans équivoque: vous entendiez reposer auprès de votre épouse. Ayant appris votre décès, celle-ci rédigea elle aussi un testament dans le même sens en novembre 1940.
Dès 1946, votre veuve et votre famille entamèrent des démarches officielles pour rapatrier votre corps en Belgique. Contact fut pris avec les autorités militaires belges et avec le ministère de l'Intérieur où une mission spéciale était chargée du rapatriement des soldats belges inhumés en zone russe. Malheureusement, les tentatives échouèrent par le fait que Sorau se situait en Pologne, de l'autre côté du rideau de fer. Les Soviétiques n'étaient pas pressés pour collaborer... Je ne m'étendrai pas sur les espoirs et les déceptions qui suivirent.
Il y a trois ans, en accord avec votre famille, le dossier de votre rapatriement fut réactivé. En 2009, ce fut le miracle auquel d'aucuns ne voulaient plus croire. C'était sans compter. Monsieur le Ministre, sans votre décision positive qui vous honore, honore la Défense, honore la Belgique et ses défenseurs dont certains sont présents parmi nous. Au nom de cette assemblée. Monsieur le Ministre, soyez vivement remercié ainsi que vos collaborateurs, pour nous avoir permis de vivre aujourd'hui, à Angleur, les funérailles du lieutenant général Deffontaine. Malgré l'émotion, ce 11 décembre est un jour de grande joie et non un jour de tristesse qui, j'en suis sûr, restera gravé dans votre mémoire de gestionnaire du département de la Défense. La Belgique et vous en particulier. Monsieur le Ministre, vous avez su être sensible aux éminents services rendus par le général à son pays. Vous avez posé le geste que nous attendions toutes et tous!
Mais trêve de discours. Maintenant, tout est dit ! La boucle est bouclée.
Mon général, du fond du cœur, bienvenue à la maison, bienvenue chez vous en Belgique. Reposez désormais en paix aux côtés de «Lu». Votre vœu commun d'être réunis dans ce tombeau a été exaucé.
Jacques Vandenbroucke Historien