Bonjour Surcouf et les autres,
La question recouvre une réalité complexe, hérérogène et changeante. Il faut intégrer dans notre compréhension de ce qu'il est le plus commode d'appeller "la logique de la déportation" nazie un ensemble de facteurs, parfois convergents, parfois opposés. [Daniel, tu me corriges si je m'enmèle les pinceaux]
Le premier est la vocation des camps de concentration: initialement la mise à l'écart des indésirables ou dangereux pour le Reich, ensuite une fonction carcérale répressive et en même temps dissuasive, et enfin - c'est celle qui est devenue emblématique et qui éclipse les autres - la fonction éliminationniste, principalement orientée vers les Juifs. Cette mutation de fonctions ne s'est pas faite en un jour (le premier camp - Dachau - remonte à 1933), ni uniformément pour chaque site. A vocation et à époques changeantes, "recrutement" changeant.
En même temps se faisait jour la lutte entre l'école éliminationniste et sa forme extrème d'exterminatrice, et l'école économiste, qui se voulait plus pragmatique en vue d'extraire des déportés et surtout des Juifs toutes les ressources possibles: leurs avoirs, et leur capacité productive, au profit du Reich. Avec l'extension de la guerre, son enlisement, puis la menace d'arrivée des Alliés et en particulier des Russes, la compétition entre ces 2 approches ne pouvait que s'intensifier: en gros, en très gros, Himmler et Goering contre Speer, Hitler faisant arbitre.
Enfin, il y avait la situation militaire proprement dite de l'Allemagne nazie: besoins pressants de combattants, de combustible, de munitions, de matières premières, et surtout, avant tout, de moyens de transport, en particulier ferroviaire.
C'est ainsi que l'envoi des déportés ne se faisait pas en fonction de la tête du "client", ni de son hypothétique fiche d'identification, mais selon: les consignes locales d'être plus ou moins rapace ou sélectif; la volonté de mâter par la terreur la population des zônes sensibles; la politique plus ou moins acharnée de déjudéisation; la disponibilité de moyens de transport, en respectant - relativement - la priorité des exigeances militaires; les besoins de main-d'oeuvre, pour telle ou telle industrie locale ou ressource naturelle etc... etc... En plus, il fallait tenir compte des capacités d'accueil des camps de concentration, et à partir de 1942, des sites d'extermination. Cette capacité, vaste, et en particulier à Auschwitz, n'était pas illimitée, les limites n'étant nullement "l'inconfort" des déportés ni l'excès de travail des bourreaux, mais la crainte d'épidémies, et la difficulté de se débarrasser des cadavres. Tout celà dépendait en réalité de situations de terrain, et du pouvoir des autorités locales. Donc beaucoup beaucoup de coup par coup, de particularismes, d'intérêts économiques officiels ou privés, donc beaucoup d'improvisation.
Il faut encore mentionner les directives venant de Berlin, et influencées tantôt par Himmler et son staff (plaire à Hitler en éliminant les Juifs, mais aussi assurer la prospérité de la SS par une économie parallèle d'ailleurs florissante), tantôt par Goering, maître du Plan économique, et grand protecteur de sa propre autorité, tantôt par Speer, le czar économique et finalement ministre des armements. Directives changeantes, et dont l'interprétation et l'implémentation était largement abandonnées à leurs destinataires, à leurs risques et périls de mal faire.
Tout celà pour dire que la destination d'un déporté - ennemi du Reich, résistant, agent allié, Juif, ou "tzigane" ou autre indésirable -- n'était pas prévisible selon un plan d'ensemble, prospectif, mais selon les circonstances du moment. Bien entendu, s'agissant des Juifs, leur sort ultime, voulu, était immuable, mais pas la manière ni l'endroit.
Revenons aux qualifications des déportés. Celles-ci pouvaient intervenir dans une certaine mesure, mais jamais durable: une fois la mission pour laquelle ils avaient été sélectionnés pour une destination précise achevée, ils pouvaient être envoyés ailleurs, ou versés dans dans une autre activité, ou simplement éliminés. Ceux qui arrivaient à conserver une fonction plus durable devenaient des instrument du staff concentrationnaire, le plus souvent amenés à agir contre leurs co-détenus, sous peine de perdre les menus privilèges - même seulement le mince espoir de survivre quelques semaines de plus - que leur statut particulier leur apportait. Espoir chimérique, et odieuse manipulation.
Quant au Struthof, il est l'example même d'un camp de travail, cette vocation étant bien entendu assortie des pires horreurs qui soient, dont les mauvais traitements et la barbarie, la mortalité très élevée, et la centralisation des "Nuit et Brouillard", affublés de l'insigne NN. Créé comme émanation de Dachau, dans les faits le Struthof est rapidement devenu semi-autonome, et a été le champion de la formation de commandos de travail, envoyés dans de très nombreux sous-camps, ou chantiers divers, dispersés dans toute la Rhénanie et même au long de la rive droite. Cette vocation s'est poursuivie lors de et après la libération de la France, et de l'évacuation du site de Natzweiler, l'ensemble de sa population de déportés continuant d'être administrée au nom du Struthof, mais par un staff délocalisé d'Alsace. Ici encore, l'endroit où étaient envoyés les déportés administrativement "affectés" au Struthof n'était pas le site désigné, mais des dépendances pouvant être géographiquement très élognées.
Voilà donc une très longue réponse forcément elliptique, à une question simple, qui à le mérite de faire découvrir ce mélange fascinant de planification, d'improvisation, et d'adaptation des autorités de l'Etat Nazi, mais aussi sa constance dans les comportements criminels et inhumains. J'espère que ces explications t'éclaireront, et si tu veux en savoir plus, je te suggère le livre de Rob. Steegman: "Struthof", véritable traité de l'univers concentrationnaire, et que j'y ai acheté il y a quelques mois. Je le mettrai en ligne demain.
Amicalement,
Alain.