Post Numéro: 3 de Petit_Pas 02 Juil 2008, 14:59
Je viens de finir de lire le Journal d’Hélène Berr et je voudrais vous faire part de quelques unes de ses réflexions.
Hélène est la 4ème enfant d’une famille juive de vieille souche française vivant à Paris. Deux baccalauréats en poche (option latin-langues en 1937 et option philosophie en 1938) elle passe avec succès sa licence d’anglais à la Sorbonne puis en juin 1942 son diplôme d’études supérieures de langue et de littérature anglaise. En octobre 1942, les lois antijuives de Vichy lui interdisant de préparer le concours de l’agrégation, elle dépose un projet de doctorat de lettres.
Dès 1941, elle devient membre de l’Entraide temporaire, organisation clandestine créée par Denise et Fred Milhaud qui aide au sauvetage d’environ 500 enfants juifs, dont les parents sont déportés ou ont disparus et qui sont menacés de déportation, en les plaçant chez des nourrices notamment en Saône-et-Loire. Arrêtée à son domicile avec ses parents le 8 mars 1944, elle est déportée le 27 mars, jour de ses 23 ans, avec ses parents. Sa mère meurt dans les chambres à gaz d’Auschwitz en mai 1944 et son père est assassiné à Monowitz (Auschwitz III) en septembre 1944. En janvier 1945, Hélène participe à une marche de la mort qui la mène à Bergen Belsen où elle meurt des suites des mauvais traitements et du typhus début avril 1945, quelques jours seulement avant la libération du camp par les Anglais.
Le 23 juin 1942, son père, vice-président-directeur général de l’entreprise Kuhlmann, est arrêté par la police française et interné à Drancy. Le 2 juillet 1942, sa mère et elle apprennent que son père pourrait être libéré s’il accepte de partir en zone libre avec sa famille. Voici ce qu’écrit Hélène dans son journal le lendemain : « Je me réveille avec une seule idée claire : c’est une lâcheté abominable que l’on veut nous faire commettre. À quoi d’autre fallait-il s’attendre de la part des Allemands ? En échange de Papa, ils nous prennent ce que nous estimons le plus : notre fierté, notre dignité, notre esprit de résistance. Non lâcheté. Les autres gens croient que nous jouissons de cette lâcheté. Jouir ! Mon Dieu.
Et au fond, ils seront heureux de ne plus avoir à nous admirer et à nous respecter.
Pour les Allemands aussi, le marché est avantageux : Papa en prison, cela indigne trop de monde. Cela leur fait une mauvaise réclame. Papa sorti de prison et reprenant sa vie, c’est un obstacle et un danger pour eux. Mais Papa disparaissant en zone libre, l’affaire devenant bien calme, bien plate, c’est leur idéal. Ils ne veulent pas de héros. Ils veulent rendre méprisable, ils ne veulent pas exciter l’admiration pour les victimes.
Mais si c’est cela, je fais le vœu de continuer à les gêner de toutes mes forces.
Il y a en moi deux sentiments qui reviennent à peu près au même, quoique leur type soit différent : le premier, c’est le sentiment de la lâcheté commise en s’en allant, une lâcheté qui nous est imposée, lâcheté vis-à-vis des autres internés, et des pauvres malheureux ; et celui du sacrifice de la joie de lutter, qui est le sacrifice d’un bonheur, parce que en plus de la joie de cet héroïsme, il y a les compensations de l’amitié, de la communauté dans la résistance.
Au fond, je me place à un double point de vue : pour moi, partir n’est pas une lâcheté, puisque c’est un sacrifice énorme, et que là-bas je serais malheureuse, mais je ne peux pas demander aux autres gens de penser comme moi. Pour les autres gens, c’est une lâcheté. »
Le 25 octobre 1943, suite à la lecture du livre de Roger Martin du Gard, Les Thibaults, 8e volume : Épilogue, qui traite de l’épopée d’une famille pendant la Première guerre mondiale, elle écrit :
« C’est une question qui m’a toujours angoissée, cette différence entre l’actuel et le passé, le passage du présent au passé, la mort de tant de choses vivantes. En ce moment, nous vivons l’histoire. Ceux qui la réduiront en paroles comme Rumelles pourront bien faire les fiers. Sauront-ils ce qu’une ligne de leur exposé recouvre de souffrances individuelles ? Ce qu’il y a eu, en dessous, de vie palpitante, de larmes, de sang, d’anxiété ? »
Enfin le 9 novembre 1943, elle écrit :
« Ce matin, j’ai emmené aux Enfants-Malades une petite de deux ans et demi, elle a l’air d’une petite Arabe. Elle pleurait tout le temps à l’hôpital en appelant « Maman » instinctivement, automatiquement. Maman, le cri qui vient aux lèvres spontanément, lorsque l’on souffre ou qu’on a du chagrin. Lorsque j’ai distingué ces deux syllabes au fond de ses sanglots, j’ai tressailli.
Sa mère et son père sont déportés, elle était en nourrice, on est venu l’arrêter ! Elle a passé un mois au camp de Poitiers.
Les gendarmes qui ont obéi à des ordres leur enjoignant d’aller arrêter un bébé de 2 ans, en nourrice, pour l’interner. Mais c’est la preuve la plus navrante de l’état d’abrutissement, de la perte totale de conscience moral où nous sommes tombés. C’est cela qui est désespérant.
N’est-ce pas désespérant de s’apercevoir que moi, avec ma réaction de révolte, je suis une exception, alors que ce devrait être ceux qui peuvent faire ces choses qui soient des personnes anormales ?
C’est toujours la même histoire de l’inspecteur de police qui a répondu à Mme Cohen, lorsque, dans la nuit du 10 février, il est venu arrêter 13 enfants à l’orphelinat, dont l’aîné avait 13 ans et la plus jeune 5 (des enfants dont les parents étaient déportés ou disparus, mais il « en » fallait pour compléter le convoi de mille du lendemain) : « Que voulez-vous, madame, je fais mon devoir ! »
Qu’on soit arrivé à concevoir le devoir comme une chose indépendante de la conscience, indépendante de la justice, de la bonté, de la charité, c’est là la preuve de l’inanité de notre prétendue civilisation.
Les Allemands, eux, c’est depuis une génération qu’on travaille à les ré-abrutir (c’est un retour périodique). Toute intelligence est morte en eux. Mais on pouvait espérer que chez nous, ce serait différent. »