alainmichel a écrit:Cher Nicolas Bernard, le principe de citer des citations tronquées est toujours problématique.
Voici le texte dans son intégralité :
"Quel a été, en France, le rôle de Vichy?
Essentiel. Les Allemands ont procédé avec beaucoup de finesse pour gouverner un pays de cette taille. Il fallait une armée de législateurs, de magistrats, de gestionnaires, de techniciens... Ils ne l'avaient pas. Il fallait donc que la France les aide aussi bien dans la zone occupée que dans celle dite 'libre'. Ils avaient besoin d'une administration apte à exercer au quotidien la coercition d'Etat dans un cadre légal. Ils avaient besoin de l'industrie, des chefs d'entreprise et de leurs gestionnaires. Ils avaient besoin des travailleurs français pour compenser le manque de travailleurs en Allemagne. En échange de quelques concessions de forme, Vichy a répondu à cette nécessité. En ce qui concerne les juifs, Vichy a considéré que la France, pays occupé, n'avait pas à se maintenir terre d'asile pour des 'non nationaux'. Or, une large part des juifs de France étaient des juifs d'origine étrangère. Vichy a donc été, dès le début, tout disposé à livrer ces juifs à l'Allemagne - enfants compris. Nés en France, exclusivement francophones, mais issus de parents étrangers, ils n'étaient 'pas vraiment français'. Sur 300.000 juifs de France, 75.000, aux deux tiers d'origine étrangère, ont été tués. Vichy a souvent fait plus que les Allemands pour capturer des juifs, étrangers ou citoyens français."
Petite analyse de texte :
1) Sur Vichy en général, Hilberg reprend Paxton et d'autres approches du même type, ça manque à mon avis de nuance mais ce n'est pas notre sujet ici.
2) Ensuite on passe à la question juive, et aussitôt Hilberg se détache complètement de l'approche de Paxton et consorts, puisqu'il écrit noir sur blanc que Vichy n'était prêt à livrer que les Juifs étrangers dont il voulait se débarrasser, ce qui va exactement dans le même sens que ce que j'affirme.
3) Ensuite il précise, avec juste raison, que pour Vichy, les enfants de Juifs étrangers, bien que Français sur le plan légal, ont été considérés par Vichy comme étrangers et livrés avec leurs parents. Là aussi cela va dans le sens de ce que je soutiens puisque j'ai toujours affirmé que pour comprendre la statistique, il fallait mettre les enfants français de Juifs étrangers du même côté que les Juifs étrangers, ce qui réduit encore plus la proportion de Juifs français déportés (un tiers de ceux-ci sont composés des enfants de Juifs étrangers).
4) Enfin en conclusion il parle du zèle de Vichy dans l'arrestation des Juifs étrangers et de leurs enfants français (la dernière phrase n'a autrement aucun sens puisqu'il n'a rien dit auparavant d'éventuelles arrestations de citoyens français qui n'auraient pas été des enfants de Juifs étrangers).
5) Tout ceci montre à quel point faire de l'histoire idéologique peut aveugler même les meilleurs des historiens. Parce que vous cherchez avant tout à montrer que l'antisémitisme de Vichy était autant sinon plus génocidaire et globalisant que celui des nazis, vous vous focalisez sur la dernière phrase, au lieu de reprendre le texte depuis son origine pour comprendre le raisonnement d'Hilberg et ses propos. Mais serez-vous prêt à admettre qu'en l'occurrence vous avez péché dans votre interprétation par enthousiasme de prouver absolument la justesse de votre analyse?
En toute hypothèse, j'ai déjà écrit et répété que Vichy, tout antisémite qu'il est, tout soucieux d'exclure tous les Juifs - français et étrangers - de la société qu'il est (voir la législation antisémite de l'Etat français), tient compte de l'opinion publique, réputée plus défavorable aux Juifs étrangers, les "apatrides".
D'où une politique surtout destinée à donner le change auprès du peuple, et qui explique l'importance de l'enjeu des dénaturalisations, sur lesquelles réfléchissent les juristes de l'Etat français dès l'été 1940 : le régime tient tant à se poser en défenseur de la "préférence nationale" qu'il opère ce calcul médiocre consistant à transformer des ressortissants nationaux en ressortissants étrangers... Ce calcul ne sera abandonné qu'en juillet 1943, à l'annonce de la chute de Mussolini.
De plus, au printemps 1942, Vichy envisage de déporter en Afrique du Nord les Juifs étrangers de zone "libre". Autrement considéré, la xénophobie s'insinue dans l'antisémitisme d'Etat. Cette xénophobie sera également à l'origine des démarches vichystes tendant à ce que les premières déportations visent les Juifs étrangers. Cet empressement à se débarrasser des Juifs étrangers se manifeste dès la première rencontre entre Heydrich et Bousquet, en mai 1942. [...]
Vichy obtiendra par la suite, en échange de la coopération de la police française dans les rafles des deux zones, que ces rafles se limiteront d'abord aux Juifs étrangers, enfants inclus [...]
En d'autres termes :
1) Vichy est allé jusqu'au bout de sa promesse de rafler et livrer les Juifs étrangers, même lorsque l'opinion a protesté ;
2) Vichy n'était pas hostile à l'idée de rafler et déporter les Juifs français dans un avenir indéterminé, à la suite des opérations visant les Juifs étrangers, et ne fera machine arrière sur ce point qu'à la suite des protestations de l'opinion et des Eglises à l'encontre des rafles de Juifs étrangers, protestations qui mettront Laval dans une position plus qu'embarrassante vis-à-vis des Allemands en septembre 1942.
alainmichel a écrit:[...]Je me contenterai, pour l'instant, de trois remarques :
Quand Hilberg dit "Nés en France, exclusivement francophones, mais issus de parents étrangers, ils n'étaient 'pas vraiment français'." il est évident qu'il ne parle pas d'enfants d'étrangers qui seraient eux-même étrangers, autrement sa phrase serait totalement absurde : il est évident que des étrangers ne sont pas vraiment français. Hilberg, qui connait très bien son sujet, sait que la plupart des enfants d'étrangers étaient français, du fait de la loi qui à l'époque reconnaissait également le droit du sol et pas seulement le droit du sang. Donc il parle bien des enfants français enfants d'étrangers, contrairement à ce que vous pensez, car vous êtes obnubilé apparemment par la dernière phrase. De même je persiste et signe : dans ce texte, avant la dernière phrase, Hilberg ne parle absolument pas des Juifs français en général, et cette dernière phrase se rapporte donc au sujet qu'il vient d'aborder, le cas des enfants français de juifs étrangers (il ne faut pas oublier d'ailleurs que c'est un interview et non un texte écrit, et donc les expressions sont souvent moins précises, bien que l'ensemble reste cohérent). Toute autre interprétation me paraît être un viol du sens du texte.
Deuxième remarque : utiliser le terme "déportation" pour le projet de Darlan au printemps 1942 de déplacer en Afrique du Nord les Juifs étrangers de zone sud me parait abusif du fait du parallèle que le lecteur fait automatiquement avec les déportations allemandes.
De plus, vous paraissez ignorer totalement que la xénophobie est liée à l'antisémitisme dès l'automne 1940. Pendant plus d'un an, Vichy cherche à se débarrasser des Juifs étrangers de zone sud qu'il considère comme un poids dans l'économie. Il envoie des négociateurs à la réunion du Comité international pour les réfugiés, début 1941 à St Domingue , il négocie parallèlement avec le gouvernement de Roosevelt pendant l'année 1941 (proposant même d'utiliser les avoirs français gelés aux Etats-Unis pour payer le coût du départ de ces juifs étrangers), et finalement, devant l'échec de ces tentatives, au printemps 1942 il envisage de les faire partir en Afrique du nord. C'est pourquoi Bousquet, en mai 1942, lorsqu'il comprend de Heydrich que les Allemands ont inversé leur politique et qu'au lieu d'expulser les Juifs vers l'extérieur (et notamment la France), ils les déplacent maintenant vers l'Est, Bousquet donc est très intéressé. On a enfin une solution pour faire partir ces Juifs étrangers de zone sud, C'est d'ailleurs ce que dira Laval à l'Ambassadeur des Etats-Unis en août 1942 et l'ambassadeur de France à Washington en septembre : pourquoi protestez-vous, on vous a proposé ces gens et vous n'en avez pas voulu, si vous voulez maintenant les prendre, on peut vous les envoyer! Bien entendu les Américains ne répondront rien, puisque comme souvent, ils sont prêts à donner des leçons de morale aux autres, mais sont incapables de mettre eux-même la main à la pâte, pour des questions de politique interne aux Etats-Unis (c'est déjà ce qui s'est passé à la conférence d'Evian en juillet 1938).
Bref, on ne comprend rien à l'idée de Bousquet de transférer les Juifs étrangers du sud pour les donner aux Allemands sans replacer cette question dans le contexte d'un sujet qui obsède Vichy depuis presque deux ans (toutes les sources sont dans mon livre).
Troisièmement, en ce qui concerne le convoi 35 qui part de Pithiviers le 21 septembre, et que vous semblez agiter, excusez-moi de l'expression, comme un hochet pour soutenir votre approche,
il est effectivement un convoi atypique.
Mais, 1) le fait qu'il soit atypique vient confirmer le reste : dans les convois de déportation de juin 1942 à juin 1943 (avant intervention de Brunner dans la composition des convois, et avant la rupture de l'accord Bousquet-Oberg de juillet 1942 par les Allemands en août 1943) on compte : 75% de Juifs étrangers, 11% d'enfants français d'étrangers ou de juifs étrangers naturalisés français, 8% de Juifs français et 6% dont la nationalité est indéterminée. Dans cette période, les Juifs français semblent donc particulièrement protégés des déportations. Pourquoi? Pourquoi cela change-t-il brusquement en été 1943? Mon analyse est que le facteur principal est la protection de Vichy, concrétisée par l'accord de début juillet 1942. Si vous avez une meilleure explication qui s'adapte aux faits, je suis preneur.
2) Si vous lisez le commentaire de Klarsfeld dans le Mémorial, il explique que la majorité des Juifs français déportés dans le convoi n¨35 sont avant tout des enfants nés en France de Juifs étrangers. Encore une fois (et bien entendu je trouve cela scandaleux) Vichy, et notamment Bousquet et Laval, ont considéré que ces enfants d'étrangers devaient être vus comme des étrangers, exactement ce que dit de manière générale Hilberg. Mais ces quelques centaines d'enfants ne nous apprennent rien quand au sort des Juifs "vraiment français" aux yeux de Vichy.
Autre exemple, comme "apéritif" de ce que je vous enverrai : vous citez la question de la dénaturalisation, dont le refus final (après des hésitations) par Vichy a lieu en été 1943, avec pour conséquence l'abandon de l'accord Oberg-Bousquet par les Allemands. Or c'est justement à partir de cette date que le sort des Juifs français bascule, et que leur proportion dans les convois de déportation devient beaucoup plus importante. Par conséquent, votre point 2 de "comment la population française aurait sauvé les Juifs" vient souligner un fait qui est exactement opposé à ce que vous défendez : l'accélération de la déportation des Juifs français qui démarre à ce moment là. Donc soit vous ne vous intéressez pas aux statistiques, soit vous amenez un point qui prouve exactement le contraire de ce que vous affirmez : c'est lorsque Vichy cède à l'opinion publique et aux circonstances (les défaites allemandes) que la situation empire pour les Juifs français. Bref, une "démonstration" qui ne tient pas debout parce qu'elle ne part pas des faits mais des a priori.
alainmichel a écrit:Premièrement, je vous ai dit que je pourrais vous répondre en détail seulement dans quelques jours!
Deuxièmement évitez de me faire des leçons de morale : je travaille, enseigne et guide autour du sujet de la Shoah depuis plus de trente ans, en Israël, en France et en Pologne, et j'ai moi-même directement des personnes proches qui ont été victimes de la Shoah, notamment dans la famille de ma femme. Mais votre remarque montre à quel point vous avez une lecture selective et obsessionnelle : le mot "apéritif" est directement lié grammaticalement à la suite "ce que je vous enverrai". Cela n'a donc rien à voir d'une manière quelconque avec les victimes. Cette remarque justifie pleinement tout le "blabla" que je vous ai envoyé : la science historique, ce n'est pas seulement accumuler (n'importe comment quelques fois en ce qui vous concerne) des connaissances et des faits, c'est aussi une philosophie et une manière d'être dont vous semblez, apparemment, être pas mal dépourvu.
alainmichel a écrit:Je ne répond rien à votre dernier post car je risquerai de sortir du bon goût.
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