INTERVIEW - L'historien Thomas Weber analyse la radicalisation et l'ascension du Führer, qui se suicida le 30 avril 1945.
Soixante-dix ans après sa mort, Adolf Hitler continue de fasciner le monde et les historiens, tel l'Allemand Thomas Weber, chercheur à Harvard et auteur d'un livre sur Hitler soldat de 1914-1918 (1), qui va être adapté à l'écran. Weber cherche à percer l'énigme du jeune homme, solitaire et mal-aimé, devenu presque du jour au lendemain fougueux tribun d'extrême droite.
Vous postulez que l'existence d'Adolf Hitler bascule juste après la Première Guerre mondiale. Que lui est-il arrivé?
Thomas WEBER. - En étudiant ceux qui ont joué un rôle discret mais réel dans son entourage, je veux parvenir à expliquer ce qui lui est arrivé au sortir de quatre ans de guerre sur le front de l'Ouest. Il y a notamment Karl Mayr, qui fut son supérieur direct durant l'été 1919 à Munich et aussi une figure quasi paternelle. C'est lui qui envoie Hitler assister aux premières réunions du DAP (Deutsche Arbeitspartei), le parti ouvrier allemand. La question est la suivante: comment ce simple gefreiter (soldat de première classe), médiocre et guère aimé de ses camarades de régiment (contrairement à ce qu'il a pu écrire dans Mein Kampf) est-il devenu si rapidement un tribun charismatique? Il y a là une radicalisation brutale tant dans la maturation de ses idées politiques que dans sa personnalité.
Comment expliquez-vous cette mue?
Cette radicalisation ne s'est pas jouée à Vienne avant guerre ou dans les tranchées. Elle se produit plus tard. En 1919, ce vétéran de 29 ans aux idées encore fluctuantes se cherche une nouvelle famille, le régiment «List», le 16e de réserve bavarois, ayant joué ce rôle par substitution durant les hostilités. Il est comme un chien errant, étrange et solitaire, quoique apprécié de ses supérieurs, qui lui demandent d'espionner les soldats démobilisés qui pourraient se découvrir la fibre révolutionnaire. Ceux qu'il exècre ne sont encore ni les Juifs, ni les bolcheviques. Ce sont plutôt la famille des Habsbourg et son empire multiethnique, cette Allemagne ouverte à l'internationalisme, catholique.
Que s'est-il passé?
Tout s'est joué en quatre années charnière, de 1919 à 1923, de la fin de la guerre jusqu'à l'écriture de Mein Kampfen prison, après l'échec du «putsch de la brasserie» à Munich. Premièrement, Hitler va apprendre à parler. Lui qui n'a jamais été caporal, que ses camarades traitent de «cochon de l'arrière» (car, en sa qualité d'estafette, il ne dormait pas dans les tranchées), organise ses idées: réalisant tardivement que l'Allemagne a vraiment perdu la guerre, il veut qu'elle ne soit plus jamais vaincue. Il le dit et il apprend à ne pas se répéter quinze fois. Deux, cela suffit. Deuxièmement, il va trouver un auditoire. Karl Mayr le fait entrer au DAP en septembre 1919. Admonestant un professeur qui juge l'Allemagne perdue et préconise la sécession de la Bavière, il se taille un franc succès et se rend compte qu'on l'écoute - pour la première fois de sa vie.
Que nous enseigne cette métamorphose?
Hitler était un pragmatique, mû par la seule volonté de conquérir le pouvoir, et non un idéologue. Il commence à s'affirmer lorsqu'il comprend l'influence qu'il exerce sur ses contemporains. Les idées suivent, canalisées grâce à son nouveau mentor, Dietrich Eckart: un libre-penseur antisémite, qui va lui servir sur un plateau son Weltanschauung, lui expliquer comment «fonctionne le monde». Il lui désigne les responsables de la défaite de 1918, les «traîtres de novembre»: les Juifs. Et il croit au mythe du «génie», convaincu qu'un messie va apparaître pour sauver l'Allemagne à genoux. Hitler lui-même finit par se convaincre qu'il pourrait bien être l'élu.
D'où viennent les revendications géopolitiques de Hitler, sa quête du «Lebensraum» (espace vital)?
Hitler se désole que de nombreux Allemands émigrent après la fin de la guerre. Il lui vient l'idée que la nation a besoin de plus grands territoires pour son peuple. Cette réflexion sous-tend sa volonté de rendre à l'Allemagne son statut de puissance mondiale. Sur le plan intérieur, il s'interroge sur la façon de bâtir une économie collectiviste intégrée. Ses vues anticapitalistes précèdent ses vues antibolcheviques.
Comment expliquer la fascination pour Hitler jusqu'à ce jour?
La Seconde Guerre mondiale et ses conséquences continuent de s'imposer à nous, trois quarts de siècle plus tard. Et puis il y a cette interrogation: comment un des pays les plus brillants et les plus cultivés au monde a-t-il pu accoucher d'une telle monstruosité? Sur un plan abstrait, Hitler est passionnant, puisqu'il représente la forme la plus extrême de l'expérience humaine. Il est probable que son aura maléfique va s'accroître avec le temps. Dans l'histoire, sa figure pourrait résumer le XXe siècle à elle seule.
La propagande a-t-elle pérennisé l'image de Hitler?
Les médias contemporains usent trop des images de propagande nazie, qui formatent notre vision de cette époque. Par exemple, avez-vous jamais entendu parler Hitler normalement? À une exception près - un enregistrement audio clandestin réalisé par les services secrets finlandais au Berghof -, nous n'avons de lui qu'une vision caricaturale, vociférante. On finit par penser que c'est la quintessence du personnage.
Quel est l'héritage géopolitique de Hitler?
Il y a indéniablement la multiplication des mouvements néofascistes, comme le NPD en Allemagne ou Aube dorée en Grèce. Mais peut-être nous trompons-nous de «cible»: en réduisant Hitler à cette incarnation du mal absolu, antisémite et raciste, nous omettons de voir où se trouve le vrai danger. Si nous prenons l'«autre» Hitler, celui qui est farouchement antilibéral et anticapitaliste, alors c'est encore plus inquiétant pour l'Europe, car ces idées pullulent de nouveau, sous la forme des mouvements de contestation populistes, d'extrême droite comme d'extrême gauche. Les dirigeants de ces partis affichent un pragmatisme teinté d'antilibéralisme, comparable à celui de Hitler lors de son ascension initiale.
(1) «La Première Guerre d'Hitler», Perrin, 2012
Interview réalisée par Maurin Picard