Pour lancer le débat sur cette question abordée en HS sur un autre fil (Hitler était-il fou ?), je vous livre un vieux papelard de François Delpla :
Dès les années 30, l’idée est venue à certains observateurs de ranger le régime de l’URSS et d’autres types de dictature sous l’étiquette du " totalitarisme ", un terme mis à l’honneur par Mussolini sous sa forme adjective, " totalitaire ". La cote de ce concept a connu des hauts et des bas, plus en fonction des avatars de la conjoncture polémique que des progrès de la connaissance. Mais ses adversaires n’ont pas été plus rigoureux que ses partisans : ils ont souvent usé d’arguments plus sentimentaux que scientifiques, les millions de Soviétiques tombés dans la lutte contre le nazisme rendant indécente, selon certains, toute comparaison entre les deux régimes.
En histoire, la comparaison est toujours féconde ; l’important est d’établir les distinctions nécessaires. Ainsi, le nazisme peut aussi être comparé au colonialisme. Les ressemblances sont éclairantes et les différences également. Ce sera peut-être pour un autre édito !
L’URSS et l’Allemagne nazie (écartons du propos l’Italie mussolinienne, pour laquelle des nuances s’imposeraient qui nuiraient à la clarté) pratiquent le culte du chef, le parti unique, la mise au pas des églises, l’exaltation de la force militaire, la surveillance des opinions, l’enfermement d’une partie de la population dans des camps, le déferlement d’une propagande mensongère sans contrepoids.
Cependant, une différence abyssale rend ces ressemblances assez superficielles : la violence hitlérienne est tournée prioritairement vers l’extérieur (et vers les Juifs allemands, présumés étrangers), alors que Staline exerce la sienne avant tout envers ses compatriotes. A cet égard le propos de Hannah Arendt, largement fondé sur la comparaison des univers concentrationnaires, est peu convaincant. Le camp allemand avec sa "déshumanisation", c’est pour les Juifs et les étrangers. Certes Dachau est ouvert depuis 1933. Mais le camp allemand, avant 1939, sert surtout à faire comprendre aux militants de gauche qui commande, désormais, et l’immense majorité sont relâchés après de courts séjours. Même les Juifs, par exemple après la Nuit de Cristal. A l’époque, la purification ethnique passe par l’émigration. Le régime en tire d’immenses bénéfices politiques : d’une part, les Juifs qui s’y résolvent lui obéissent. D’autre part, étant obligés par la loi d’abandonner leurs biens, ils s’en vont comme des voleurs, comme si leur patrimoine avait été pris indûment à la race supérieure. Ainsi, dans tous les domaines, Hitler excelle à placer les gens devant des alternatives où, quels que soient leurs choix, il est gagnant.
A côté de cet orfèvre, Staline est un automate. Sa terreur mécanique est, en temps de paix, infiniment plus meurtrière que celle de Hitler. Elle vise à engendrer chez tous la crainte de disparaître brusquement dans un trou sans fond. Tout est de bas étage ici, y compris la manipulation. Si Hitler y a puisé des leçons, c’est sur ce qu’il ne faut pas faire.
Le régime de Staline est certes parfois expansionniste, mais dans d’étroites limites. Il borne ses ambitions à la sécurité de ses frontières pour pouvoir, précisément, traiter ses compatriotes comme bon lui semble. Les seuls peuples qui aient à craindre sont ceux qui ont l’infortune d’habiter des couloirs d’invasion et alors, c’est vrai, ils sont rudement traités... mais rien, là non plus, ne diffère substantiellement du sort réservé aux Soviétiques. Et il s’agit, dans la totalité des cas, de pays de second ordre, par la population et les ressources, alors que la théorie de "l’espace vital" réserve par droit divin à la puissance qui la professe d’immenses espaces jusque là sous-exploités par des sous-hommes. La mainmise soviétique sur l’Europe centrale en 1945 résulte d’une opportunité -le rival le plus proche dans ce secteur, l’Allemagne, est à terre- et spécule sur la lassitude et le désintérêt des autres puissances. Ce que Hitler veut, c’est la Russie soviétique elle-même (ici conquise, là vassalisée) et il ne peut l’obtenir que par la surprise d’un coup militaire écrasant, décourageant toute revanche, russe ou non. (ajout mai 2004)
Reste le culte du chef. Loin d’être un point commun, c’est le meilleur révélateur des différences. Des plans quinquennaux à la "grande guerre patriotique", Staline exploite des succès discontinus et relatifs. Il ne crée, sauf chez les fanatiques, qu’un enthousiasme de commande. Rien de tel dans le nazisme ! Les compétences sont partout valorisées et fières de l’être à l’exception, très minoritaire, de celles des Juifs, les grands problèmes nationaux, traité de Versailles, réparations, chômage, sont réglés à un rythme soutenu, des référendums et des rassemblements montrent une adhésion populaire croissante. Le virage vers une nouvelle guerre est pris en douceur, son déclenchement provoque une déception vite effacée par des succès aussi éclatants que peu meurtriers... Cela se gâte certes ensuite, mais Hitler a accumulé tant de prestige, de leviers de commande et d’autorité qu’il peut sans trop de soubresauts se maintenir à la barre : il s’est rendu irremplaçable. Il parachève d’ailleurs sa mainmise par la Solution finale et le meurtre quotidien des Slaves, qui compromettent la grande masse du peuple en le lui faisant, là encore, subtilement comprendre.
Il faut enfin mettre l’accent sur une autre différence, des plus significatives : la stabilité exceptionnelle du haut personnel allemand, qu’il soit nazi ou non (à l’unique exception du commandement de l’armée de terre), alors que Staline fait une grande consommation de cadres, y compris dans la répression.
En somme, l’Allemagne et l’URSS sont toutes deux totalitaires, mais suivant des modalités bien différentes que l’usage d’un même concept mélange fâcheusement, sans rien clarifier. Ici le totalitarisme est subtil, là écrasant. Hitler laisse à bien des groupes l’illusion d’une relative liberté, une chose que Staline veut justement éradiquer pour que chacun ait souci d’obéir. Mais s’il est plus écrasant, le stalinisme est moins dégradant. On est moins atteint moralement, d’agir sous la contrainte en étant menacé dans sa vie ou au moins dans sa liberté, que de mettre le doigt dans un processus qui insensiblement vous rend coauteur du pire.