Or Churchill lui emboîte aussitôt le pas… et renchérit. On trouve en effet, en marge d’un télégramme du 14 où Kerr cite l’argumentation de Harriman, l’une des plus sévères autocritiques jamais tracées par son stylo rouge : « Je pense que nous avons été trop complaisants –moi spécialement. » Puis, à minuit, il fait le geste qui va ruiner définitivement le peu de confiance qu’il avait insufflé à Staline. Le télégramme qui part du FO vers Moscou à 0h 20 dit qu’il n’est question en Suisse que d’une prise de contact destinée à convaincre les émissaires allemands de se rendre en Italie , au QG d’Alexander, où les représentants soviétiques sont cordialement invités.
Un peu plus tard, lorsque d’aigres télégrammes seront échangés sur la question entre les Soviétiques et les Occidentaux, ceux-ci affineront leur argumentation en disant que les conversations en Suisse avaient pour but de « vérifier les pouvoirs » des émissaires allemands. Cette allusion probable à la condition posée sur l’élargissement de Parri n’était peut-être pas très compréhensible à Moscou ; elle pouvait au contraire laisser croire qu’on cherchait, dans le Reich, des contacts d’un niveau plus élevé encore. Quoi qu’il en soit, dès le 14 mars, nous voyons Churchill se repentir de sa mollesse en mettant les bouchées doubles, et prendre le relais des Américains pour durcir le ton. Ceux-ci proposaient d’écrire aux Soviétiques que leurs représentants seraient « les bienvenus » au QG d’Alexander et Churchill écrit conjointement à Eden et à ses chefs d’état-major que c’est là une formulation « très faible et timide » :
Cela veut-il dire en fait que les représentants soviétiques ne prendront pas part aux discussions et seront là seulement en observateurs ? A mon avis c’est ce que cela veut dire mais c’est exprimé si poliment qu’il pourrait y avoir là une source future de récrimination. Je vous prie d’éclaircir ce point et de me tenir au courant ce soir avant tout envoi de message.
Ainsi, à peine a-t-il changé son fusil d’épaule, à l’imitation des Etats-Unis, qu’il régale la partie soviétique d’un tir nourri. Les généraux américains font une bonne analyse, mais la formulent trop gentiment : cela signifie qu’il faut pousser au maximum la symétrie entre une reddition allemande en Italie, pilotée du côté allemand par un nazi de premier plan, et un armistice roumain ou bulgare, en disant clairement aux Russes qu’ils ne seront que tolérés par mesure de faveur et qu’ils devront se faire tout petits. On réécrit donc le texte en précisant que les Soviétiques seront des observateurs mais Eden trouve le mot offensant, et finalement une note conjointe, à transmettre par Kerr et Harriman, stipule que « le field-marshall Alexander, en tant que commandant suprême sur ce théâtre, aura seul la responsabilité de conduire les négociations et de parvenir à une décision ». Ainsi est fait le 15 mars.
Or si nous rapprochons, comme Churchill dit qu’il faut le faire mais ne le fait pas, les deux dossiers brûlants de l’époque [l'assaut final contre l'Allemagne et le destin politique de la Pologne], nous nous apercevons que le 13 mars Churchill venait de se heurter à un obstacle insurmontable sur la question polonaise : au terme d’un échange serré de télégrammes, Roosevelt lui avait écrit que tout en le soutenant sur le fond il avait avec lui une divergence « tactique ». Pour lui, il ne servait à rien de harceler Staline sur la question du gouvernement polonais, il fallait au contraire pousser les feux de la création de l’ONU et, dans ce cadre, reposer la question. Nullement convaincu, Churchill saute sur la première occasion de présenter à Staline un front commun avec Washington, et de lui montrer un Occident prêt à user de fermeté contre lui.