Pour revenir aux remarques de Robert Paxton à l'encontre d'Eric Zemmour, je me limiterai à commenter et critiquer, ou plutôt nuancer ce passage (d'autres me paraissent plus convaincants, d'autres, intéressant l'Italie fasciste, se révélent nettement problématiques):
Robert O. Paxton a écrit:[...] A partir de ce moment, du printemps 1942, mais pas avant, le régime s’efforce de laisser partir en premier les juifs étrangers et apatrides. Ce n’est pas une question morale, mais Laval et Pétain ont conscience de ce qui se joue en terme de souveraineté.
Laval continue de dire que les réfugiés juifs font du mal à la France et explique aux Américains et autres, aux évêques ou aux pasteurs qu’il a l’intention de se débarrasser de ces étrangers... Il essaye alors de persuader les Allemands de prendre d’abord les étrangers et les apatrides. Les Allemands répondent : « Bon, on va faire comme en Belgique, on prend les étrangers d’abord. Mais comprenez bien qu’on prendra les Français plus tard... » Mais c’est leur bon vouloir.
Il n’y a pas d’accord avec les Allemands ?
Jamais. Laval a obtenu un report. Mais sans qu’il n’existe d’accord : les Allemands ont accepté, de leur propre décision, de prendre les étrangers en premier.
C’est donc ridicule de soutenir que Vichy a protégé les juifs de nationalité française : pendant les deux premières années, Vichy a fait tout son possible pour fragiliser cette population, les excluant des emplois publics, mettant des quotas dans certaines professions, confisquant leurs propriétés, bloquant l’accès à l’université de leurs enfants...
Et quand vient l’heure des déportations, ces juifs sont horriblement fragilisés, encore plus susceptibles d’être traqués... Certes, Vichy a essayé sur le tard de sauver les apparences, en encourageant le report des déportations à plus tard... Mais il n’y a pas eu d’accord. [...]
Je crois à l'inverse qu'il y a effectivement un accord conclu entre les Allemands et le régime de Vichy au début du mois de juillet 1942. Toutefois, un tel accord ne prévoyait nullement un quelconque sauvetage des Juifs français par le sacrifice des Juifs étrangers (sur ce point, je rejoins Paxton: une telle hypothèse est absurde). Ledit accord, en revanche, prévoyait notamment que les Juifs français seraient livrés par Vichy
après les Juifs étrangers. Les termes des compte-rendus allemands sont sans équivoque à cet égard - et il est à mon sens significatif que les compte-rendus français équivalents n'aient, à ce jour, pas été retrouvés...
S'agissant de la déportation des Juifs français, les Allemands n'ont jamais fait mystère de leurs intentions : tôt ou tard, ils y passeraient. Comme le signale le rapport du
S.S.-Obersturmführer Röthke du 13 août 1942,
"on a déclaré au délégué général de la Police que, de notre côté, nous n'avions aucune raison de mettre en doute la réalisation des promesses faites par le Président Laval en présence de Bousquet, lors de la conférence avec le BdS [le 4 juillet 1942]
. On avait alors fait connaître très clairement au Président Laval qu'il s'agissait d'une action permanente dont la phase finale comprenait également les Juifs de nationalité française" (cité
in Henri Monneray,
La Persécution des Juifs en France et dans les autres pays de l'Ouest, Editions du Centre, 1947, p. 152-153).
Il apparaît qu'en ce qui concerne Laval et Bousquet, le sort des Juifs français sera réglé ultérieurement, dans l'attente des futures demandes de l'occupant, comme en témoigne ce rapport de Herbert Hagen, adjoint de Knochen et d'Oberg du 2 juillet 1942 :
"C'est pourquoi on s'est arrêté à l'arrangement suivant : puisque, à la suite de l'intervention du Maréchal, il n'est pour l'instant pas question d'arrêter les Juifs de nationalité française, Bousquet se déclare prêt à arrêter sur l'ensemble du territoire français, et au cours d'une action unifiée, le nombre de Juifs ressortissants étrangers que nous voulons" (cité
in Serge Klarsfeld,
Vichy-Auschwitz. La Solution finale en France, Fayard, 2001, p. 99).
Le 3 juillet 1942, Pétain manifeste une fois de plus son souci de distinguer Juifs étrangers et Juifs français :
"Cette distinction est juste et sera comprise par l'opinion" (cité
in Klarsfeld,
op. cit., p. 107). Le 6 juillet 1942, Dannecker ajoute que
"tant le Maréchal Pétain, chef de l'Etat, que le Président Laval, au cours du récent Conseil des Ministres, avaient exprimé leur accord pour l'évacuation, dans un premier temps, de tous les Juifs apatrides séjournant en zone occupée et en zone non occupée" (cité
in Klarsfeld,
op. cit., p. 111 et Monneray,
op. cit., p. 140).
En ce mois de juillet 1942, ce sont des considérations d'image de marque et de pure xénophobie qui poussent Pétain, Laval et Bousquet à livrer d'abord aux Allemands les Juifs étrangers - enfants inclus - de manière à éviter de mécontenter l'opinion, qui n'a guère apprécié les premières rafles de 1941. Mais il est acquis, aussi bien à Vichy que chez les nazis, que les Juifs français seront également raflés, internés, et livrés, au cours des phases suivantes de la déportation.
Le fait est à ce point acquis dans les mentalités que le successeur de Dannecker à la tête de la section antijuive du
R.S.H.A. en France, en l'occurrence Röthke, prévoit dès le mois de septembre "l’évacuation" de 52.000 Juifs avant la fin de l’année. Le 18 de ce mois, il décide même la déportation de 1.000 Juifs français internés à Pithiviers. Bousquet communique au Préfet régional compétent :
"En ce qui vous concerne, vous voudrez donc bien ne pas vous opposer au départ des Juifs internés au camp de Pithiviers et prendre toutes dispositions utiles pour que ces opérations exigées par les autorités allemandes se déroulent dans l'ordre" (cité
in Klarsfeld,
op. cit., p. 192).
En conséquence, le 21 septembre, un convoi de 1.000 hommes, femmes et enfants, dont 540 français de naissance, presque tous les autres étant naturalisés français, quitte Pithiviers pour Auschwitz. 540 autres Juifs français sont déportés le 23 septembre, à partir de Drancy. Avec la bénédiction de Vichy. Ces déportations attestent également que Vichy n'entendait pas protéger les Juifs français, et que ces derniers, eux aussi, allaient être raflés et déportés.
Entre-temps, Röthke envisage de s’emparer de 5.128 Juifs français à Paris au cours d’une nouvelle grande rafle prévue à la fin septembre. Mais le 22, il reçoit ce message de son supérieur Knochen :
"Par ordre du S.S.-Standartenführer Dr.
Knochen, ne rien entreprendre pour cette action jusqu’à nouvel ordre. Le S.S.-Obersturmführer
Lischka est au courant. Se mettre en rapport avec lui aujourd’hui même." (cité
in Klarsfeld,
op. cit., p. 193-194)
Pourquoi ce revirement? L’explication ressort là encore des documents allemands
et français: l'opinion française et l’opinion mondiale ont été scandalisées par les rafles et les déportations des Juifs étrangers au cours de l'été.
La première réaction de Laval est d'employer la manière forte, mais il doit vite faire machine arrière et informer les Allemands des difficultés de sa position. Lors d'une réunion avec Oberg et Knochen le 2 septembre 1942, Laval résume ainsi ses malheurs, pour ramper - littéralement - devant l'occupant en quémandant son indulgence (compte-rendu rédigé par Herbert Hagen le lendemain, reproduit
in Klarsfeld,
op. cit., p. 179-180) :
Le Président Laval a expliqué que les exigences que nous lui avions formulées concernant la question juive s'étaient heurtées à une résistance sans pareille de la part de l'Eglise. Le chef de cette opposition anti-gouvernementale était en l'occurrence le Cardinal Gerlier. Eu égard à cette opposition du Clergé, le Président Laval demande que, si possible, on ne lui signifie pas de nouvelles exigences sur la question juive. Il faudrait en particulier ne pas lui imposer a priori des nombres de Juifs à déporter. On avait par exemple exigé que soient livrés 50.000 Juifs pour les 50 trains qui sont à notre disposition. Il nous prie de croire à son entière honnêteté quand il nous promet de régler la question juive mais, dit-il, il n'en va pas de la livraison des Juifs comme de la marchandise dans un Prisunic, où l'on peut prendre autant de produits que l'on veut toujours au même prix...
Il confirma une fois de plus que, conformément aux accords conclus, on livrerait d'abord les Juifs ayant perdu leur nationalité allemande, autrichienne, tchèque, polonaise, et hongroise, puis également les Juifs de nationalité belge et hollandaise. Ensuite, comme convenu, on livrerait les Juifs qui avaient acquis la nationalité française après 1933.
Il a été répondu par la négative à la question du Président Laval qui voulait savoir si le Chef supérieur des S.S. et de la Police [Oberg] avait encore d'autres exigences à formuler à ce sujet. Là-dessus, le Président Laval a renouvelé sa demande de ne pas exercer de pression particulière en cette matière, compte tenu des difficultés actuelles.
Or donc, Vichy freine - tardivement - des quatre fers par volonté de ne pas s'aliéner les "bons Français". Oberg et Knochen, dont les responsabilités ne s'arrêtent pas à la "Solution finale", ne peuvent se permettre un nouveau Vel d’Hiv’ visant, comme prévu par Röthke, les Juifs français, sous peine de déconsidérer définitivement leurs alliés vichystes et aggraver la situation de l’occupant en France.
Knochen prend alors sur lui d’en informer Himmler directement, court-circuitant Eichmann et son représentant Röthke, qui avaient pourtant seule compétence en ce qui concernait la "question juive". Le
Reichsführer se révèle sensible aux arguments de Knochen, ce qui permet à ce dernier d’écrire à Eichmann :
"On a tenté d’obtenir également l’arrestation de Juifs de nationalité française. La situation politique et la position du Président Laval font qu’il n’est pas possible de s’en prendre à cette catégorie sans tenir compte des conséquences que cela risque d’entraîner [...] Le Reichsführer S.S. s’est rangé à ces vues et a décidé que, pour l’instant, on n’arrêtera pas de Juifs de nationalité française. C’est pourquoi il ne sera pas possible de déporter des contingents importants de Juifs." (cité
in Klarsfeld,
op. cit., p. 210)
Vichy n'en poursuivra pas moins avec zèle les arrestations de Juifs étrangers, conformément à la promesse formulée dans la première semaine de juillet 1942, maintenue par Laval le 2 septembre, et répétée sur le terrain par l'adjoint de Bousquet, Leguay, le 8. De sorte que le 14 septembre 1942, la police française rafle 200 Juifs de nationalité lettone, lituanienne, estonienne, bulgare, yougoslaves et hollandais, déportés deux jours plus tard ; le 24 septembre 1942, la police parisienne arrête 959 Juifs roumains, 729 d'entre eux étant gazés à Auschwitz trois jours plus tard. 1.965 autres Juifs étrangers seront raflés en octobre, et 1.060 Juifs grecs en novembre.
Par ailleurs, la promesse de Laval du 2 septembre 1942 consistant à dénaturaliser les Juifs français sera sur le point d'être mise à exécution (la date retenue étant finalement 1927, et pas 1933, de manière à accroître le nombre de Juifs "déportables"), mais sera abandonnée au cours de l'été 1943, lorsque l'évidence de la défaite de l'Axe se révèlera dans toute son ampleur.
En d'autres termes :
1) Contrairement à ce qu'indique Paxton, il y a effectivement eu accord conclu entre les chefs du régime de Vichy et les représentants de la
S.S. en France.
2) Cet accord prévoyait que Vichy livrerait d'abord les Juifs étrangers avant de livrer les Juifs français.
3) Vichy est allé jusqu'au bout de sa promesse de rafler et livrer les Juifs étrangers, même lorsque l'opinion a protesté.
4) Vichy ne fera machine arrière (très relativement) sur le sort des Juifs français qu'à la suite des protestations de l'opinion et des Eglises à l'encontre des rafles de Juifs étrangers, protestations qui mettront Laval dans une position plus qu'embarrassante vis-à-vis des Allemands en septembre 1942. Les revers de l'Axe sur tous les fronts l'encouragent dans cette prise de position. Du reste, Vichy se borne alors à réduire sa participation aux rafles. Ce qui relève d'une démarche passive, négative, sans la moindre entreprise positive, à savoir alerter, cacher, libérer les Juifs menacés. Le régime ne conduit aucune politique organisée, si bien que les sauvetages sont en fait le résultat d’une multitude d’actions individuelles courageuses, qui ne doivent rien à une planification élaborée par le clan Pétain-Laval.