Cas de conscience : le Syndrôme de Madeleine.
Les faits :
Ma grand-mère Madeleine a vu son papa enlevé par la gestapo un matin de janvier 44. Elle avait 17 ans. Bruits de bottes dans l'escalier, aboiements de bergers fous, cris rauques, mitraillette au poing, violence, etc. En moins de cinq minutes, elle perdait son père, qu'elle ne devait plus jamais revoir. Emmené à la prison Charles III de Nancy, puis à Compiègne, il est déporté en Allemagne. Il y tiendra plus d'une année entière, dans les conditions incroyables que l'on sait. Selon le rapport d'un médecin allemand, il était encore en vie lors de l'arrivée des Anglais. Atteint du typhus comme une immense majorité des prisonniers de Bergen-Belsen, il y décédera en avril. Son corps ne fut jamais retrouvé.
Les dernières images que nous avons de lui sont celles du film d'Alain Resnais, "Nuit et Brouillard"... Quelque part dans la masse des cadavres décharnés, Augustin Clément, l'homme de plus aimé de Briey, élu maire par contumace en 1945, Président de l'association des commerçants, du tribunal de Commerce, de l'association des femmes de déportés de guerre (qui servait de couverture au passage de prisonniers évadés que mon aïeul logeait et à qui il fournissait des papiers). Quelqu'un d'exceptionnel.
J'ai longtemps réfléchi à la place qu'occupait "le résistant" dans une famille, exerçant un métier qui me laisse le temps de penser, lorsque le temps s'y prête et qu'une cuite la veille ne m'a pas sournoisement privé de la moitié de mes facultés mentales.
Ma grand-mère vit depuis 60 ans dans la douleur et il est difficile de parler avec elle de la guerre. Tout ceci n'est pas de l'histoire, mais du vécu, ce qui je compris trop tardivement. Si la femme d'Augustin, Camille, a toujours considéré son mari comme un héros, sa fille, elle, est restée muette. Rappelons qu'à Briey comme ailleurs, les résistants autoproclamés étaient légion, gamins bardés de galons ridicules et armés jusqu'aux dents ou vieux kroums apeurés, qui une fois la guerre finie venaient braver du poing le QG vide de la Gestapo... Ma grand-mère a vécu ces scènes, l'ignoble concours de "résistants" de 1944, où les jeunes ayant tiré une balle sur un Allemand avec un fusil de chasse (et l'ayant manqué) rivalisaient avec d'autres qui avaient réalisé l'exploit de coller une affiche ou griffonner "Mort aux Boches" sur le mur de la mairie.
Madeleine n'a jamais cru bon devoir parler en faveur de son père absent, ajouter à ce brouhaha malsain le son de sa petite voix triste. Aussi espérait-elle le retour rapide d'Augustin, l'Allemagne étant vaincue. Je pense sincèrement que ma pauvre petite Madeleine l'attend encore.
Mon père et mes oncles aiment parfois à raconter la vie de ce grand-père qu'ils n'ont pas connu, commettant moult erreurs grossières, parfois même embellissant leur discours. Ils sont d'une génération pour qui l'anecdote prévaut sur l'histoire. Celle qui a entendu parler, qui a vu la remise tardive d'une Légion d'Honneur, et l'attribution à un stade du nom de leur grand-père. Les pires tributaires de l'histoire en somme.
Après eux, nous. Mes cousins et moi. De toute la smala, je suis le seul à m'intéresser au passé, le reste se contentant d'un "savoir" très imparfait. Encore que "savoir" fasse bien trop d'honneur à leurs connaissances. Disons que l'histoire d'Augustin Clément est passée du rang d'anecdote à celui moins enviable de légende...
Ma grand-mère et moi sommes donc les derniers dépositaires de notre passé militaire. A moi seul elle a dit : "n'oublie pas, mon enfant, ce qu'a fait ton arrière-grand-père". Et de me raconter pudiquement ce qu'elle savait de la guerre, brisant avec beaucoup de peine un silence vieux de soixante ans. J'ai gagné une confiance qu'autrefois je ne méritais pas, parce que trop jeune.
En 1995, j'ai assisté au témoignage d'une déportée de Briey, à l'occasion des cinquante ans de la libération des camps. Notre corps enseignant avait fait appel à Madame Lévy, résistante locale revenue de je ne sais plus quel camp inhumain. Suite à cet exposé, j'étais allé trouver Madeleine et lui en avais parlé. Je croyais alors que cette Madame Lévy avait participé d'une façon ou d'une autre à l'entreprise secrète d'Augustin.
_ Déportée parce qu'elle avait collé des affiches, dis-tu ?
_ Oui, fis-je.
Madeleine secoua alors la tête, et afficha l'air le plus triste que je lui aie connu.
_ Cinquante ans après... dit-elle dans un soupir.
_ Quoi donc, Mamie ?
Alors elle me prit les mains et dit :
_ Paul, tu peux et tu dois être fier de ton arrière-grand-père. Lui sait pourquoi il est mort.
Je compris un peu plus tard que cette dame respectable n'avait jamais pratiqué la moindre résistance. Elle était simplement juive et avait été déportée comme telle. Mais Madeleine, une sainte très croyante, incapable de dire le moindre mal, n'avait même pas jugé utile de me le signifier. Il était honteux pour elle - cinquante ans après ! - de devoir resituer les acteurs d'une époque malheureuse, redresser la mémoire, rétablir une certaine forme de vérité.
Ce devoir aurait du me revenir, parce que j'aime l'histoire, que je la respecte. Seulement je me trouve dans le même état d'esprit que ma petite grand-mère, et peut-être pour les mêmes raisons... Plus que tout autre membre de ma famille je sais ô combien le mot "résistant" a perdu de sa valeur. J'avais parlé dans un vieux papier du "syndrôme de Madeleine", créé spécialement pour nous, les dépositaires d'un passé familial glorieux dont on finit par se demander si l'on doit en être fier ou non. En tout état de cause, nous le cachons aux yeux du peuple.
Ainsi nous prenons le risque de le voir un jour bafoué. Nous vivons dans une France qui méprise son histoire, doute de l'intégrité de ses héros, compare Napoléon à Hitler ou crache sur les victoires de Clostermann. Une France qui prescrit de l'opinion à tout-va, qui hue tout ce qui sort de la pensée unique, parfois envers et contre la vérité.
Un jour l'on viendra peut-être débaptiser notre stade, sous le prétexte qu'Augustin n'a pas pu fanfaronner, livrer ses secrets en 44 et prouver qu'il était des "bons", comme tout le monde. On dira que les absents ont tort. De plus, il était Croix de Feu ! Et bourgeois ! L'Extrême-droite honnie ! Un nationaliste ! Vétéran de 14, puis de 40 qui n'a même pas eu la décence d'attendre la rupture du pacte germano-soviétique pour en découdre avec ces méchants Boches !
Il y a quelques années, j'ai daigné parler à un concitoyen d'Augustin, suite à une discussion sur les camps nazis. J'ai simplement avoué qu'il était mort à Bergen-Belsen. Il a ri, et lancé : "tombé d'un mirador !" J'ai ri aussi, un peu jaune peut-être, et expliqué calmement qu'il faisait partie de cette minorité résistante ayant payé de la vie ses activités illégales. Cela a quelque peu refroidi mon interlocuteur, mais je n'ai pas été persuadé qu'il me croyait. Les vrais résistants, hein... Y'en a pas eu des masses !
Plus tard, j'ai dit qu'il était décédé du typhus en Allemagne en 45, conscient qu'au final tout le monde se moquait bien des résistants. Et puis comment pouvais-je prouver qu'Augustin était bien de ceux-là ? Tout son réseau étant tombé sur dénonciation, les preuves étaient minces ! On ne l'avait même pas vu à la télévision ! Il n'était même pas Juif ! Et puis un stade, tout le monde en a un !
Aujourd'hui je n'ose même plus parler de cet aïeul encombrant, victime que je suis du "Syndrôme de Madeleine". J'ai peur de placer cet homme dans le sac "résistants", où sont jetés pêle-mêle les poseurs d'affiches et les colonels de 18 ans. J'ai honte de lui faire subir cet affront, car je SAIS l'homme qu'il a été. J'ai peur aussi qu'on finisse par "déterrer" son souvenir, amoindrir la portée (pourtant humble) de ses actes, cracher sur sa mémoire et douter de lui. Madeleine et moi gardons Augustin pour nous seuls, quitte à ce qu'un jour sa mémoire s'éteigne. Nous rechignons à ouvrir "les cartons" où sont entassés tous les effets, les dossiers et les médailles de mon arrière-grand-père. J'ai désiré un temps faire le point sur cet homme, retracer précisément son parcours, et donner à la France d'aujourd'hui des preuves de sa réalité. J'ai renoncé.
Si je parle ici de ce syndrôme qui m'affecte, c'est parce que je sais que la majorité d'entre vous comprendra notre malaise. C'est une thérapie en somme, visant à long terme à me débarasser d'une gêne que jamais je n'aurais du ressentir. Le poids du passé courbe les échines, alors que précisément il devrait nous faire lever la tête, écraser les mécréants révisionnistes qui refont à leur compte une histoire politiquement incorrecte.
Et vous, fiers lecteurs ? Avez-vous été frappés par le Syndrôme de Madeleine ? Comment gérez-vous le souvenir de vos aïeux ? Comme moi, cachez-vous pudiquement les actes de gloire, ou tentez-vous de réhabiliter leurs auteurs aux yeux de Français qui n'y comprennent plus rien ?
Petite pensée à Madeleine qui à cette heure doit dire son chapelet et regarder vers le ciel.
Paul Lettenaire.