Audie Murphy a écrit:Il n'y a probablement pas de statistiques là-dessus, mais j'aurais quand même été curieux de savoir quelle part de la population française était antisémite à l'époque et quelle est la proportion actuelle. Le milieu dans lequel on vit influence énormément notre jugement.
Ce post est intéressant car il fait la lumière sur un sujet que je ne connaissais que vaguement.
Ce qu'il y a d'intéressant avec le cinéma, c'est qu'il exprime nos imaginaires et nos fantasmes. Ce n'est pas pour rien que d'aucuns le qualifient de "miroir de nos sociétés". Bref, prenons un film emblématique des années trente en France,
La Grande Illusion. Casting de stars, intrigue pacifiste, appel à l'unité nationale. Mieux encore, on y voit l'archétype du Franchouillard bourru et prolo nommé... Maréchal (Jean Gabin) se lier d'amitié avec un certain Rosenthal.
Eh bien voyez-vous, même un tel film se permettait des allusions antisémites. Extrait :
Boeldieu (Pierre Fresnay). - A quoi sert un terrain de golf ? A jouer au golf. Un court de tennis ? A jouer au tennis. Eh bien ! un camp de prisonniers, ça sert à s'évader... Qu'est-ce que vous en pensez, Rosenthal, vous qui êtes sportif ?
L'acteur (s'intercalant entre Bœldieu et Rosenthal). - Oh ! lui, sportif ? Hé ! il est né à Jérusalem !
Rosenthal (Marcel Dalio). - Pardon ! Je suis né à Vienne, capitale de l'Autriche, d'une mère danoise et d'un père polonais, naturalisés français.
Maréchal (Jean Gabin). - Vieille noblesse bretonne, quoi !
Rosenthal. - C'est possible ! Mais vous autres, Français de vieille souche, vous ne possédez pas cent mètres carrés de votre pays. Eh bien ! les Rosenthal ont trouvé le moyen, en trente-cinq ans, de s'offrir trois châteaux historiques avec chasses, étangs, terres arables, vergers, clapiers, garennes, faisanderies, haras..., et trois galeries d'authentiques ancêtres au grand complet ! Si vous croyez que ça ne vaut pas la peine de s'évader pour défendre tout ça?
Boeldieu. - Je n'avais jamais envisagé la question du patriotisme sous cet angle, à vrai dire, assez particulier.
Plus loin, Rosenthal formule à nouveau des stéréotypes antisémites :
Rosenthal. -[...] Je suis très fier d’avoir une famille riche. Quand je vous invite à ma table, ça me donne l’occasion de vous le montrer. La foule croit que notre gros défaut, c’est l’avarice. Grave erreur ! Nous sommes souvent généreux. Hélas ! En face de cette qualité-là, Jéhovah nous a largement dotés du péché d’orgueil.
Gabin/Maréchal le répètera, d'ailleurs :
"De patrie, il n'en a pas. Il vient de Jérusalem."Ces allusions, dans un film aussi humaniste, témoignent de la prégnance d'un antisémitisme larvé en France. Si même l'oeuvre la plus ouverte à la fraternisation entre les peuples laissait poindre, consciemment ou non, de telles dérives, alors que dire de l'opinion publique générale ?
Ralph Schor, dans
L'opinion française et les étrangers en France de 1919 à 1939 (P.U. de la Sorbonne, 1985), a révélé l'ampleur d'un courant xénophobe en France, dans les années trente, accentuée par l'arrivée de réfugiés allemands et autrichiens fuyant le nazisme, et à partir de 1937 de réfugiés espagnols fuyant tout simplement la guerre civile et la répression franquiste. Le renforcement de l'appareil législatif contre l'immigration procède de cette tendance, qui s'intègre dans la montée des peurs : peur de la guerre, et peur du
déclin, alimentant les théories du complot, de la "causalité diabolique" (Léon Poliakov).
Pierre Laborie, dans
L'opinion publique sous Vichy. Les Français et la crise d'identité nationale, Seuil, coll. Points Histoire, 2001, ajoute (p. 144-145) :
Qu'il soit explicite ou larvé [...], qu'il s'agisse d'un antisémitisme populaire ou de conviction idéologique profonde, il imprègne une grande partie de l'opinion française, à droite et à gauche, chez les catholiques, dans tous les milieux professionnels. Là encore, comme pour la xénophobie, ces tendances sont étroitement liées aux difficultés matérielles du quotidien, au pacifisme et à l'anticommunisme.
Avec la défaite de 1940 vient le temps de l'Occupation avec un grand O, donc des privations. Elles favorisent
l'indifférence d'une large frange de l'opinion à la législation antijuive, outre de stimuler un stéréotype antisémite assimilant le Juif et l'argent (Pierre Laborie,
op. cit., p. 277-281).
Mais indifférence ne signifie pas pour autant adhésion enthousiaste : l'étoile jaune, les rafles et les déportations créent un véritable choc. Dans le contexte d'une dépréciation de Vichy dans les mentalités, pour cause de persistance des difficultés et de conjoncture internationale de plus en plus défavorable à l'Axe, se développe une contestation française de la politique antisémite du régime (p. 282-283).