Antony Beevor : ARDENNES 1944 - LE VA TOUT D'HITLERSix mois après le Débarquement, Hitler, contre l'avis de son état-major, tente le tout pour le tout : une offensive dans les Ardennes, en plein hiver.Antony Beevor, le plus grand expert de la Seconde Guerre mondiale"Ardennes 1944. Le va-tout de Hitler",
d'Antony Beevor (Calmann-Lévy, 600 p., 26 E). Parution le 30 septembre.Interview de l'auteur par le point
Le 16 décembre 1944, à 5 h 20 du matin, des dizaines de canons de tanks et d'artillerie appartenant à la 6e armée blindée (Panzerarmee), commandée par le SS-Oberstgruppenführer Sepp Dietrich, ouvrent le feu au même moment en lisière de la forêt de Monschau, au coeur des Ardennes. Dans l'aube glacée de ce samedi d'un hiver particulièrement rigoureux, Hitler lance en direction de la Meuse et du port d'Anvers une action de la dernière chance. Une offensive dont il pense que, six mois et dix jours après le débarquement en Normandie, elle peut changer le destin de la guerre et lui permettre de reprendre l'initiative. Il a mobilisé pour cela dans le plus grand secret une force considérable : un millier de tanks, soutenus par une vingtaine de divisions de SS-Panzergrenadiere et de Volksgrenadiere. Dans le camp allié, on n'a rien vu venir. Une seule division américaine est opérationnelle dans la région. En raison du froid intense, les hommes ont pris l'habitude de dormir non pas sur leur position mais dans des fermes ou des cabanes de forestiers. Le 16 décembre à l'aube, le déluge d'obus puis la percée allemande vont brutalement les en déloger. Comment les Alliés ont-ils réussi à se sortir de ce piège extrême, à résister puis à repousser la percée allemande, c'est ce que raconte, avec sa précision habituelle et une multitude d'histoires inédites, le dernier livre du grand historien britannique de la Seconde Guerre mondiale Antony Beevor. Ardennes 1944 : le récit d'une bataille que Hitler ne pouvait pas gagner, mais que les Alliés ont bien failli perdre.
Le Point : En quoi l'offensive des Ardennes a-t-elle été la plus dure, la plus meurtrière, la plus implacable de la bataille à l'Ouest ?Antony Beevor : Par la brutalité des combats, les pertes subies, les conditions climatiques, c'est le Stalingrad du front de l'Ouest, même si elle n'a pas duré six mois, mais six semaines. C'est surtout du côté allemand que la brutalité a été terrible. Le 14 décembre, deux jours avant l'offensive, Hitler ordonne à ses généraux d'être impitoyables pour créer la panique chez les Américains. Il faut faire régner un climat de terreur. Aucune pitié, ni envers l'ennemi ni envers les civils. Les Allemands veulent prendre leur revanche sur les résistants belges, qui ont harcelé l'armée allemande pendant sa retraite. Et sur les civils, qui ont chaleureusement accueilli les Américains. Mais les Américains se sont montrés eux aussi féroces. Surtout après avoir appris, le 27 décembre, le massacre de Malmedy, au cours duquel les Allemands ont assassiné de sang-froid 84 GI qui venaient d'être faits prisonniers. À partir de là, les Alliés non plus n'ont pas fait de prisonniers. Il faut reconnaître que les conditions de cette bataille poussaient à ces excès. Avec les unités blindées, il n'y avait pas assez d'hommes pour garder les captifs, c'était donc plus facile de les fusiller tout de suite. Quant aux blessés ennemis, comment les transporter sans se retarder ? Alors on les achevait.
L'offensive a pris les Alliés par surprise après le succès du Débarquement, la libération de Paris, les premiers combats sur le sol allemand.Les Américains ne pouvaient imaginer la Wehrmacht capable de monter une opération d'une telle ampleur. Il faut reconnaître que la capacité des Allemands à survivre à un désastre était stupéfiante.
Les Alliés n'ont-ils pas cru également qu'après l'attentat du 20 juillet contre Hitler la guerre était finie ?Ils ont effectivement pensé que la guerre serait terminée avant Noël. À Washington, on avait commencé à suspendre les commandes d'armement. Et MacArthur, dans le Pacifique, avait réussi à détourner vers lui la majorité des renforts en hommes et en armement, puisque la campagne en Europe était censée se terminer bientôt. Churchill était un des rares à penser que cette euphorie était prématurée.
Pourquoi les Ardennes étaient-elles si mal défendues ?C'est l'erreur du général américain Bradley. Un risque calculé, mais incroyable et un peu stupide quand on repense à l'Histoire : 1870, 1914, 1940, trois fois déjà les Allemands avaient choisi les Ardennes pour attaquer. Or Bradley était persuadé que les Allemands lanceraient des contre-attaques, mais qu'ils étaient incapables de reconstituer une vraie force de frappe.
Comment Hitler a-t-il pu rassembler tant de divisions d'infanterie et de panzers sans que les Alliés s'en rendent compte ?Les Allemands avaient appris des Alliés, grâce à l'opération Fortitude, comment on pouvait leurrer l'adversaire. Ils ont à leur tour créé un faux QG au nord des Ardennes et une armée fantôme. Les Alliés ne se sont pas rendu compte que les divisions allemandes se concentraient dans les forêts d'Eifel, en face des Ardennes.
Échec du renseignement ?Oui, et aussi erreur d'analyse des généraux. Les chefs militaires essaient toujours de prévoir les réactions de l'ennemi en se mettant « dans ses chaussures ». Lorsqu'on a affaire à des généraux, dans chaque camp ils sont probablement assez semblables. Ainsi, les Américains pensaient que c'était von Rundstedt qui gérait tout. Or ce n'était pas lui qui était aux commandes, c'était Hitler. Et, quand il s'agit d'un dictateur monomaniaque et mégalomane, le processus de raisonnement n'est plus du tout le même. Il est imprévisible. D'autres ont répété la même erreur plus tard, notamment Bush contre un autre dictateur, Saddam Hussein, au moment de la guerre d'Irak.
Quel était l'objectif de Hitler ?Aller vite. Créer la panique et un effondrement du front américain. Puis, en poursuivant jusqu'à Anvers, prendre au piège les Anglais et les Canadiens, comme à Dunkerque. Pourtant, tous les généraux allemands étaient opposés à ce plan que seul Hitler défendait. Eux savaient que, même s'ils réussissaient, le terrain gagné par la percée serait étroit et très vulnérable.
Hitler prenait également le risque de dégarnir le front de l'Est face aux Soviétiques !Le général Guderian était affolé parce qu'il savait qu'avec une offensive à l'Ouest ses troupes ne seraient pas prêtes pour retourner défendre le front de l'Est au moment de l'offensive soviétique qui se préparait : Staline attendait en effet pour la lancer que la terre soit suffisamment gelée et que ses chars ne soient pas gênés par la boue.
Les conditions climatiques - le plafond bas, le brouillard - ont aidé Hitler, mais ne l'ont-elles pas aussi desservi ?Dans les Ardennes, les routes étaient plutôt des chemins de ferme. Une fois les chars passés, avec la boue d'un automne extrêmement pluvieux, elles devenaient impraticables par les camions de troupe ou de ravitaillement en carburant pour les panzers.
Il semble que, du côté américain, le matériel dont on faisait grand cas n'ait pas été toujours aussi performant qu'on le disait.Les mitrailleuses allemandes étaient supérieures à celles des Américains. Et il fallait cinq Sherman pour combattre un seul Tigre. Quant à la portée de l'armement, le Sherman tirait correctement à 200 mètres alors que le char Tigre, avec son canon de 88 mm, pouvait détruire un Sherman à 2 kilomètres.
On se rend compte à la lecture de votre livre à quel point les généraux britanniques et américains se détestaient.En fait, c'est surtout Montgomery qui était détesté. Aussi bien par les Britanniques que par les Américains. Monty ne voulait pas laisser une parcelle de gloire aux autres.
Pourtant, il y a un moment où Eisenhower appelle Monty au secours en lui disant littéralement : « Nous sommes dans la mouise. »Il n'avait pas le choix. Le problème, c'est que dès qu'on a fait appel à lui Montgomery a commencé à jouer les fanfarons et à humilier certains chefs américains. La presse anglaise avait fait de Montgomery un héros dont elle voulait qu'il soit le commandant en chef de toutes les troupes au sol, sans tenir compte du fait que c'étaient les Américains qui fournissaient tout - les armes, le carburant et la grande majorité des hommes.
Vous dites que la détestation des Américains pour Montgomery a pu jouer plus tard lorsque Eisenhower est devenu président.Sa colère contre Montgomery et donc son ressentiment contre les Britanniques étaient tels que cela a probablement joué un rôle au moment de l'expédition de Suez, quand les Américains ont laissé tomber les Britanniques et les Français.
Hitler aurait-il pu réussir ?Non. Et ses généraux savaient que c'était impossible. Mais même eux avaient sous-estimé la réaction rapide des Alliés. C'est peut-être le moment où Eisenhower se montre le plus impressionnant. Ike était un très bon commandant en chef. Ce n'était pas forcément un bon général. Il avait peu d'expérience. Mais son instinct était souvent très bon. Il a perçu tout de suite que c'était la grande attaque, le va-tout de Hitler. La capacité qu'ont montrée alors les Américains, grâce à une noria incroyable de camions, de doubler leurs forces dans les Ardennes en vingt-quatre heures, c'est-à-dire d'amener 90 000 hommes sur le terrain, est un exploit qu'aucune armée au monde n'était capable de faire à l'époque.
Source : Le point.fr - Michel Colomès