Bonjour,
Amusant qu'après plus de deux ans de silence sur ce forum, la controverse sur mon livre
L'armée de l'empereur ressurgisse brusquement. Vous voulez savoir pourquoi? Pas plus tard que ce 11 août au soir (il y a 24 heures), j'ai envoyé à la revue
Cipango ma réponse détaillée à l'article d'Arnaud Nanta généreusement référencé par Shiro, et avantageusement commenté par Romuald. Le papier de Nanta est en réalité déjà sorti il y a quelques mois, mais, assez curieusement, l'équipe éditoriale de
Cipango, qui lui avait assuré une place exceptionnelle (un Editorial.. de 27 pages), a semblé ensuite suffisamment gênée par l'exagération de son contenu pour ne pas chercher à lui donner un grand retentissement. Comme j'ai manifesté que je ne laisserais pas tomber l'affaire, et que je demande à bénéficier de mon droit de réponse dans la revue, certains se sentent contraints de lever le drapeau, si mité soit-il.
D'où, depuis hier soir 11 août, l'apparition sur divers sites spécialisés de messages destinés à allumer autant de contrefeux, qui contiennent, plus ou moins littéralement, les mêmes attaques et la même volonté de me disqualifier que ce qui parcourt l'article de Nanta.
Je n'ai pas réussi à joindre le fichier Word (volumineux) de ma réponse (si quelqu'un peut me donner une méthode...), mais en voici la partie introductive et la conclusion (sans les notes...). J'enverrai la totalité sur simple demande à mon adresse :
[email protected].
Jean-Louis Margolin
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Beaucoup de bruit pour rien ? La recension de mon livre (L’armée de l’empereur : violences et crimes du Japon en guerre, 1937-1945, Paris, Armand-Colin, 2007) par Arnaud Nanta, dans le n°15 de Cipango, présente un caractère exceptionnel : par sa longueur (27 pages), et plus encore sans doute par son caractère d’ « Editorial », engageant donc avec une certaine solennité la revue dans son ensemble. J’aurais tout lieu de me féliciter de l’attention suscitée par mon ouvrage auprès de spécialistes si reconnus, s’il ne s’agissait en fait d’une entreprise de démolition, qui ne reconnaît pas à mon travail le moindre mérite (les seuls bons passages seraient ceux où je paraphraserais d’autres auteurs – p. 30, n. 70 !), et qui remet fondamentalement en cause mes compétences d’historien, aussi bien que mon honnêteté intellectuelle. Qu’on en juge : « Cet ouvrage n’apporte aucune information nouvelle, n’est pas une synthèse critique objective des travaux existants, procède par affirmations aussi tranchantes qu’infondées, maltraite et manipule (sic) les meilleurs auteurs, en appelle à l’émotion plus qu’au raisonnement, flatte les clichés sans vergogne et épouse des positions révisionnistes contestables » (p. 30). Diable !
Les oreilles m’en tintent encore. Mais, après tant de bruit et de fureur, je m’étonne moi-même de ne pas me trouver plus gravement atteint, au point de me sentir pleinement en mesure de contre-attaquer. En effet, plus que de bombes dévastatrices ou de balles qui tuent, l’article de Nanta semble fait de pétards passablement mouillés : beaucoup de fumée, quelques sifflements stridents, mais d’arguments solides, d’accusations fondées, point – ou si peu. Quiconque a pris part à une soutenance de thèse, d’histoire en tout cas, sait que la solution la plus courante et la plus simple pour accabler l’impétrant est de lui mettre sous le nez ses erreurs factuelles et ses oublis. Or d’oubli, Nanta n’en mentionne pas. Et, s’agissant des erreurs, il ne relève que ma qualification de « revue » pour le Jiji Shimpo (p. 14, n. 24), alors qu’il s’agit bien entendu d’un quotidien ; ainsi que la datation du procès soviétique de l’unité 731, à Khabarovsk (p.22) – il eut lieu du 25 au 31 décembre 1949, et non en 1950 comme je l’avais écrit. Dont acte, mais c’est plutôt peu, sur 480 pages. Comme je ne puis croire que ce soit par bonté d’âme que mon contradicteur s’en tienne là, je ne peux qu’en conclure que lui-même admet –par omission certes- le caractère scrupuleux et documenté de mon travail. A dire vrai, des lecteurs moins mal intentionnés à mon égard m’ont signalé trois ou quatre autres erreurs, du même niveau de gravité. Je laisse à la sagacité de Nanta le soin de les mentionner dans la réponse qu’il ne manquera pas de m’opposer.
Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage : mon recenseur, souvent en mal de fondements textuels à ses cinglantes accusations, en est souvent réduit à surinterpréter, et plus souvent encore à déformer ce que j’ai écrit. Les cas sont si nombreux que je craindrais de lasser le lecteur à tous les relever. On s’en tiendra aux plus significatifs de la « méthode Nanta ». Commençons par les déformations. Tout à son enthousiasme de me prêter un « discours culturaliste », il laisse entendre que je ne prendrais mes distances par rapport à celui-ci que dans une simple note (p. 9, n. 10). Or, si celle-ci existe bien, c’est en amorce de partie de chapitre (« L’armement des esprits » - un élément central de mon exposé) que je précise ma vision : « Le Japon du début du XXe siècle est marqué d’une véritable « invention de la tradition » : volonté de retour vers un passé idéalisé, mais concrètement instrumentalisé au profit des responsables politiques qui orchestrent le mouvement. » (p. 40) . Nanta se réfère à ce passage, mais sa formulation interdit de saisir qu’il s’agit bien là de ce « texte principal » qu’il incrimine. Vous avez dit culturaliste ? Sur la quatrième de couverture elle-même je précise : « Les explications, trop simples, par la culture ou le contexte ne tiennent pas ». Peut-on faire plus clair ?
Toujours à me faire dire que le Japon serait marqué par les invariants, Nanta prétend que pour moi le « néoféodalisme » serait une « notion essentielle » (p.
. Il en a en effet déniché une occurrence, mais en omettant de préciser qu’elle est unique dans mon livre. Et surtout il en travestit totalement le contexte. Qu’ai-je dit ? «En 1928 (…) le général Araki Sadao systématise ces méthodes (…) : l’ « armée de l’Empereur » (kogun – le terme lui-même est nouveau dans son néoféodalisme) se voit interdire… » (p. 55). Qu’en tire le recenseur ? « … Jean-Louis Margolin réfute en bloc la modernité de l’Etat de Meiji dans lequel il ne voit qu’un « néoféodalisme » (p. 55) » (p. 10). Je le mets au défi de trouver une seule phrase où je réfuterais la modernité de Meiji, que ce soit en bloc ou en détail. Dans la page même où il mentionne mon interrogation sur les violences de guerre japonaises , en ajoutant que pour moi elles « auraient un caractère non moderne et seraient issues du Moyen Age » (p.
, je précise en fait : « L’armée elle-même, on l’a dit (chap. 1), et plus globalement le système politique japonais ont bien changé de 1905 à 1945 » (p. 131). Voilà qui devrait également faire justice de mon amalgame avec les historiens staliniens (pour changer un peu d’associés) : comme eux, je saisirais « le Japon de 1868 à 1945 comme un seul bloc » (p. 9, n. 11). Il est plus irritant encore de me faire faire ainsi la leçon : « le bushidô (…) dans les années 1930 (…) fut précisément instrumentalisé par les militaristes, dont Jean-Louis Margolin se fait donc ici le fidèle interprète » (p.9), car je le construirais en doctrine invariante. Je passe en fait mes p. 33 et 34 à affirmer le contraire, en me fondant sur l’exposé de Tanaka Yuki (que Nanta apprécie au moins autant que moi), et en précisant : « Tanaka a raison d’avancer que bien des commentateurs occidentaux se sont laissés prendre au piège des militaristes nippons en exagérant le caractère traditionnel de leur comportement lors du second conflit mondial. » (p. 33, n. 37). Où est la différence avec ce qu’en dit Nanta ? J’étudie soigneusement, p. 54-56, en commençant à l’extrême fin de l’ère Meiji, « les signes d’un puissant réarmement idéologique » (p. 54), et j’insiste sur sa nouveauté, même s’il tend, pour mieux se faire accepter, à se présenter en termes archaïsants. Et quel serait le sens du chapitre entier (chap. 3, pp. 89-130) consacré à l’interrogation sur l’existence d’un fascisme japonais (à laquelle j’apporte une réponse prudemment positive), si je voyais tout avec des lunettes culturalistes ? Le fascisme en 1930, que je sache, ce n’était pas archaïque, et encore moins issu du tréfonds de la tradition japonaise.
Nanta prétend que je présenterais le Japon « comme continûment violent depuis bientôt mille ans » (p. 9). A-t-il lu, en ouverture du chapitre 1, mes pages sur le traitement particulièrement humain des prisonniers de guerre russes et allemands, au début du XXe siècle ? Elles me permettent d’avancer que : « On ne doit (…) pas ajouter foi à l’idée d’un atavisme meurtrier chez les Japonais, même restreint aux période féodale et post-féodale » (p. 30). Pourtant, cet atavisme meurtrier, Nanta prétend le retrouver partout dans mon livre. Je le présenterais comme « une véritable culture de population, une « seconde nature » (p. 314) » (p. 10). Si l’on se reporte à la page citée, on voit pourtant que je n’évoque qu’un commandant japonais de camp de prisonniers occidentaux, et non tous les Japonais du dernier millénaire (!), comme le laisse entendre la phrase même où Nanta me cite. Même à étendre cette propension à la violence à l’ensemble des militaires japonais des années 1937-1945, ce que je fais effectivement (et qu’on me démontre que ce ne fut pas le cas…), cela ne constitue en rien une « culture de population » quasi-intemporelle. Ainsi, la dénonciation du comportement massivement brutal de la Wehrmacht, et donc de millions d’Allemands des années 1939-1945, ne rejaillit aucunement sur les contemporains de Goethe, ou sur ceux d’Angela Merkel âgés de moins de 80 ans. Mais, même dans l’armée nippone de temps de guerre, tous ne sont pas à mettre dans le même sac. Ainsi je n’ai pas dit, n’en déplaise à mon recenseur, que l’armée « permet à tous de communier autour d’un « esprit (…) de brutes sadiques » » (p. 12) : le passage incriminé se trouve dans une page (p. 57) qui ne parle que du comportement des officiers et sous-officiers à l’égard de leurs hommes. Quant à « l’idée de « force de consensus » (p. 95), tant rabâchée à propos des sociétés asiatiques » -et c’est vrai-, je ne l’avance, avec la plus grande clarté, qu’à propos des années de guerre. Je ne vois pourquoi il faudrait se passer de l’utile notion de consensus, sous prétexte que beaucoup en auraient abusé – ce qui est le lot commun d’à peu près tous les concepts de science politique.
Ces déformations sont convergentes : elles visent à me faire passer, non seulement pour un culturaliste, mais aussi (et c’est bien plus grave) pour un dénonciateur haineux d’un Japon « violent par prédestination » p. 14), pour un contempteur des Japonais de tous les temps, et dans leur ensemble. Je flatterais « les stéréotypes les plus crasses » (p. 10) . Bref, c’est plus que sous-entendu, je serais un raciste. Et qui, aujourd’hui, est davantage disqualifié intellectuellement qu’un raciste ?
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Une colère sans raison ?Au moment de clore cette réponse, il me faut revenir sur ce qui l’a motivée. Comment ai-je pu susciter une telle vindicte, alors que, j’espère l’avoir montré, mon ouvrage ne la méritait pas, surtout de la part de collègues dont je me croyais proche dans la critique du révisionnisme japonais ? Je ne m’appesantirai pas sur des raisons tristement banales, qui pointent le bout de leur nez au travers de la description de mon (relatif) succès (pp. 7, 29, 32-33). Celui-ci semble susciter une irritation grandissante à mesure qu’on avance dans l’article. Mais il y a manifestement davantage – auquel j’ai déjà fait allusion dans les pages qui précèdent- qui explique aussi pourquoi Nanta a fait l’objet d’un soutien non négligeable, de la part de chercheurs qu’on eût escompté plus pondérés. Ceux faisant partie du comité de lecture de Cipango ont pris la lourde responsabilité de cautionner une somme de déformations et de calomnies inouïes contre l’un de leurs collègues, qui plus est en adoptant la forme tout aussi inouïe d’un compte-rendu en forme d’Editorial de 27 pages. La chose est peut-être sans précédent dans l’histoire des sciences sociales en France.
Il est clair en tout cas que la violence de l’attaque ne peut avoir des motivations relevant strictement du débat scientifique. J’ai manifestement touché à quelque chose de profond et d’essentiel dans la représentation que beaucoup se font du Japon et de son histoire, voire à leur rapport personnel à ce pays. Je pense avoir particulièrement irrité sur deux points. D’une part, j'ai rompu dans mon livre avec ce curieux consensus droite/gauche qui, au Japon même , mais aussi chez beaucoup de japonologues de tous pays, exonère en fait la masse de la population (et même des soldats, avec quelques nuances) de toute responsabilité directe dans les violences causées par le pays. Pour la quasi-totalité des Japonais, y compris de gauche, c’est la guerre elle-même qui est la grande responsable des horreurs qui l’ont accompagnée. Ne sont stigmatisés (par la gauche) que les dirigeants militaires et civils du Japon de l’époque - d’où aussi le poids excessif de la “question de l’empereur” dans l’historiographie. Les Japonais de toutes tendances ont tendance à se considérer comme les premières victimes de la guerre, ce qui transparaît jusque dans les musées et mémoriaux d’orientation pacifiste, comme ceux d’Hiroshima ou d’Osaka.
D’autre part, j’ai souligné que, face à un même contexte guerrier, le comportement de toutes les armées n’est pas le même. Certaines se comportent de manière beaucoup plus massivement transgressive que d’autres – et ce fut le cas des forces impériales, entre 1937 et 1945 en tout cas. Je pensais cette idée presque évidente, et communément admise en dehors des milieux révisionnistes. Je me suis manifestement trompé. Les réactions auxquelles je fais face me font un peu penser –en pire- à celles que j'ai connues à propos du Livre Noir du Communisme. A peu près tout le monde (communistes inclus) voulait bien admettre toutes sortes d'errements, ou même de crimes, dans l'aventure communiste. Mais, pour beaucoup, à condition que cela porte sur un pays et un moment particuliers. On ne supportait par contre pas une dénonciation globale du système lui-même. J’estime donc que c'est mon projet en soi (établir globalement les crimes de guerre japonais, et par là-même mettre en relief leur énormité, leur caractère exceptionnel dans l'histoire du XXe siècle) qui suscite cette hostilité. Cela expliquerait aussi que si peu de travaux aient été consacrés à ces violences par les japonologues - point que Nanta reconnaît à la fin de son papier (p. 33). En ce sens, je renvoie à Nanta et à ses soutiens le terme de « symptôme », utilisé à propos de mon livre. L’accusation récurrente et centrale de « culturalisme » (en forme d’hostilité fondamentale) qui m’est adressée en constitue assurément un : celui d’une incapacité largement répandue à reconnaître l’étendue et la massivité des complicités et responsabilités dans la population japonaise elle-même, entre 1937 et 1945.
Enfin, aux yeux des historiens, politistes et sociologues de gauche, souvent engagés dans les combats (légitimes au demeurant) pour les droits des victimes du Japon impérial, j’ai « trahi », en critiquant parfois vivement les travestissements et dérives de l'historiographie doloriste coréenne et chinoise. Je peux comprendre leur réaction, mais je ne peux l’admettre.
Il me reste in extremis à affirmer mon accord avec Arnaud Nanta sur un point essentiel : trop peu de travaux, en France en particulier, ont été consacrés à « la violence de masse en Asie orientale durant la Guerre de l’Asie et du Pacifique, sujet central s’il en est » (p. 33). Si mon ouvrage pouvait avoir modestement contribué à en impulser davantage, et même si cela amenait à rendre rapidement obsolète mon propre travail, j’aurais le sentiment d’avoir fait œuvre utile.