Août-septembre 1942 Hitler engage la conquête du Caucase. Un objectif accessoire va devenir un affrontement majeur de la Seconde Guerre mondiale. Soldé par un désastre pour l’armée allemande.
"Si nous n’enlevions pas Maïkop et Grozny cet été, alors je n’aurais plus qu’à liquider la guerre". Cette confidence de Hitler, faite en 1942, donne la clé de sa stratégie dans la guerre qui, depuis plus d’un an, l’oppose à l’URSS. En conquérant les puits de pétrole du Caucase, riche aussi en charbon et en manganèse, avec le plus gros gisement du monde à Chiatura, en Géorgie, il veut assurer les approvisionnements de l’Allemagne en pétrole et en matières premières essentielles en en privant son ennemi qui, dans son esprit, ne s’en relèvera pas.
À cette fin, le plan Bleu du haut état-major allemand a prévu de combiner deux offensives : la principale en direction du sud-est, vers les puits de pétrole ; la seconde plus au nord, avec la Volga pour objectif, de manière à couper cet axe fluvial permettant précisément d’acheminer le pétrole et autres ressources caucasiennes vers le cœur de la Russie.
Coulant du nord vers le sud avant de se jeter dans la mer Caspienne, la Volga forme, à un endroit, un coude dont la pointe est dirigée vers l’ouest. Là s’est édifiée, le long du fleuve, une grande cité industrielle qui, après s’être appelée Tsaritsyne, est devenue Stalingrad en hommage au maître de l’URSS avant de prendre, plus tard, son nom actuel de Volgograd.
Un ruban de 35 kilomètres peuplé de 500 000 habitants. Le plan Bleu ne considère nullement sa conquête comme prioritaire. L’objectif reste l’interruption du trafic sur la Volga, assortie de la destruction des installations industrielles et militaires de la grande cité. Les circonstances, le hasard, les erreurs d’appréciation vont en décider autrement.
Nous disposons ici d’un témoignage capital : celui du maréchal Friedrich Paulus (et non von Paulus, comme on s’est obstiné à l’écrire). Commandant de la
VIe armée allemande contrainte de rendre les armes à Stalingrad, prisonnier des Soviétiques, il rédigera des carnets relatant la manière dont s’était déroulée la bataille. Un témoignage que l’étroit contrôle auquel il était soumis pourrait rendre suspect s’il n’était appuyé – et parfois contesté – par d’autres acteurs de la tragédie et par des historiens l’ayant étudiée de près. Des arguments aujourd’hui rassemblés dans un ouvrage dont la valeur tient au fait que les circonstances de la défaite de Stalingrad sont ici appuyées sur les explications des vaincus.
La conception générale du plan Bleu est énoncée dans la directive n° 41 signée par Hitler le 5 avril 1942. La double offensive – vers le Caucase et vers Stalingrad – incombant au groupe d’armées Sud (GAS) placé sous le commandement du maréchal von Bock qui, d’ailleurs, sera limogé par Hitler le 15 juillet. Du coup, le GAS se trouve sectionné en deux : les groupes d’armées B, au nord, aux ordres du général von Weichs, et A, plus au sud, sous le commandement du général von List. À la disposition de von Weichs, notamment : la VIe armée du général Paulus, renforcée par des divisions roumaines, italiennes et hongroises.
Qui est Paulus ?
Un brillant officier d’état-major, manquant toutefois d’expérience sur le terrain. Général, il reçoit personnellement la capitulation de l’armée belge, le 28 mai 1940. Promu premier quartier-maître général, il participe à la mise au point de l’opération Barbarossa – la grande offensive contre l’URSS. En janvier 1942, il reçoit le commandement de la VIe armée. Une unité très puissante, remarquablement aguerrie dans les combats de Pologne et de France (elle était alors la Ire armée), que renforcent en juillet le 44e Panzerkorps et le 51e corps d’armée. Ainsi, Paulus dispose-t-il de 18 divisions fortes au total de 250 000 hommes, 7 500 canons et mortiers, 740 chars d’assaut et des 600 avions de la IVe flotte aérienne.
Le 23 août 1942, les Allemands, qui sont en Russie depuis quatorze mois, atteignent la Volga à Rynok, à vingt-cinq kilomètres du centre de Stalingrad. Le 3 septembre, la VIe armée est rejointe par la IVe armée blindée de Hoth. Début octobre, la presque totalité de Stalingrad est sous contrôle allemand (90 %, le 11 novembre). Mais cela au prix de terribles combats et d’énormes pertes. Tout va dès lors s’enchaîner d’une manière tragique. Dès le début de l’offensive allemande, l’état-major soviétique a mis au point l’opération Uranus, destinée à envelopper la VIe armée par ses ailes. L’offensive est déclenchée le 19 novembre. En quatre jours, l’étau se referme autour de la VIe armée. À plusieurs reprises, Paulus réclame à Hitler la liberté de se replier. Refus.
Le soin de dégager la VIe armée est confié au maréchal von Manstein, qui commande le groupe d’armées du Don. Ce sera l’opération Tempête d’hiver, déclenchée le 12 décembre 1942. Pendant plusieurs jours, les chars allemands progressent en direction de Stalingrad. Mais il faudrait que, de son côté, Paulus tente une sortie en direction de ses sauveteurs. Or, il se sent lié par les ordres de Hitler. De toute façon, les moyens lui manquent.
Le 31 janvier 1943, Paulus se résout à la capitulation. Hitler vient de lui octroyer la dignité de Feldmarschall : aucun maréchal allemand n’a jamais rendu ses armes à l’ennemi, préférant le suicide au déshonneur. Paulus n’en fait rien. D’abord transféré dans un monastère proche de Moscou, il finira par rejoindre le Comité national pour une Allemagne libre, association contrôlée par les Soviétiques. Il se retirera à Dresde, en Allemagne de l’Est, et décédera le 1er février 1957, âgé de 66 ans.
Pour quelles raisons la conquête avortée de Stalingrad se solda-t-elle par un désastre ?
Les explications s’additionnent : surestimation des capacités de la Wehrmacht à lancer une double offensive en direction du Caucase et de la Volga, sous-estimation des capacités de résistance de l’Armée rouge ; conviction partagée par le haut état-major allemand et par Paulus lui-même que la conquête de Stalingrad ne serait qu’une affaire de quelques jours ; forfanterie de Goering, commandant suprême de la Luftwaffe, affirmant que les assiégés pourraient être convenablement ravitaillés par les airs ; obstination de Hitler, qui transforma Stalingrad en objectif majeur alors qu’il n’était à l’origine que secondaire et imposa à la VIe armée de demeurer dans la ville alors même qu’une retraite restait possible.
Sur le premier point, Paulus apporte sa réponse : « La volonté de résistance du commandement soviétique, l’esprit de sacrifice des troupes russes fraîchement engagées dans la défense de Moscou et la puissance matérielle nouvelle dont celles-ci avaient apporté la preuve au cours des combats étaient autant de facteurs nouveaux qui eussent dû normalement amener l’OKW [haut commandement de la Wehrmacht, NDLR] à réviser son jugement sur l’infériorité de l’adversaire. […] Cependant, l’OKW s’abstint de tirer des faits des conclusions logiques. » Résultat : « Le haut commandement allemand se laissa entraîner à la conquête d’objectifs lointains comme Stalingrad et le Caucase, et à cet étirement démesuré du front qui en fut l’inévitable conséquence. »
Cependant, Paulus omet de rappeler que, le 12 septembre 1942, il remit à Hitler un mémorandum dans lequel il affirmait que Stalingrad serait prise dans un délai de dix jours au maximum. Quatre jours plus tard, le général von Richthofen, commandant de la IVe flotte aérienne, note dans son carnet de route personnel : « Si l’on y mettait un peu plus d’élan, la ville devrait tomber en deux jours. » Dix jours, deux jours : ainsi se trouva renforcée la conviction du Führer que l’objectif se trouvait à portée de main.
Au début de septembre 1942, en effet, les objectifs initiaux sont atteints. Boris Laurent, présentateur et commentateur des carnets de Paulus, note : « Le trafic sur la Volga est stoppé, les usines sont détruites et la 62e armée de Tchouïkov est à genoux. » Dans un discours à la Bürgerbräukeller, la mythique brasserie munichoise de ses débuts, Hitler affirme à propos de Stalingrad : « Il se trouve que son nom est celui de Staline lui-même. Je voulais l’avoir. Nous l’avons ! Il reste juste quelques tout petits coins à enlever. »
Illusion.
Les “petits coins” résistent opiniâtrement. Et bientôt, la contre-offensive soviétique va envelopper la VIe armée en se rejoignant à Kalatch, à l’ouest de la cité. Que faire ? Paulus note : « On peut dire que tout le commandement supérieur de l’armée était demeuré sous l’influence littéralement paralysante de l’ordre de Hitler émis dans le courant d’octobre et qui disait ceci en substance : “Aucun commandant d’un groupe d’armées, et a fortiori d’une armée, n’a le droit d’évacuer sans mon autorisation quelque localité que ce soit.” » Un principe draconien qui, d’ailleurs, avait permis à la Wehrmacht de tenir devant Moscou l’hiver précédent lorsque le froid intense conjugué avec la résistance de l’Armée rouge l’avait bloquée devant la capitale soviétique, créant un mouvement de panique qui aurait pu se révéler désastreux.
Restait, pour la VIe armée piégée et condamnée à l’immobilité par les ordres de Hitler après la vaine tentative de secours de von Manstein, à tabler sur un ravitaillement aérien. Or, le 25 novembre 1942, le général von Richthofen note dans son carnet de route : « Tous nos Junkers [avions de transport] partis en ravitaillement. Mais il ne nous en reste plus que 30. Hier, nous en avons perdu 22 et aujourd’hui neuf. Aussi n’avons-nous pu transporter que 7,5 tonnes au lieu des 300 ordonnées ! Que faire quand on manque d’avions de transport ? » Ainsi la VIe armée va-t-elle disparaître sous les coups des Soviétiques, mais aussi faute de vivres, d’armements et de munitions.
Pourquoi Hitler s’est-il obstiné ?
À ses yeux, la Wehrmacht, nous l’avons vu, ne devait en aucun cas abandonner un territoire conquis. Au fil des semaines, Stalingrad devint pour lui une obsession : la ville portant le nom de son ennemi devait rester entre ses mains. Explication plus stratégique : en fixant autour de Stalingrad d’importantes forces soviétiques, la protection sur leur flanc gauche des armées engagées dans le Caucase et qui n’avaient pu atteindre leur objectif principal (Grozny) restait possible, en attendant des jours meilleurs. Au contraire, la capitulation de la VIe armée allemande donne aux Soviétiques un signal fort. La Wehrmacht cesse d’être considérée comme invincible. Les pertes humaines et matérielles s’ajoutent à cette immense défaite psychologique.
par : Claude Jacquemart - V.A.