... Ce matin là, à l'hôtel de la Plage, le premier officier breveté de l'amiral Burchadi, «l'amiral de l'est de la Baltique», comme il se nommait lui-même, regardait entre les bandes de papier des vitres la tempête de neige qui balayait le port. Il avait fait la guerre dans le golfe de Finlande, il avait vu l'armée allemande lever le siège de Leningrad, évacuer les points d'appui finlandais, battre en retraite en Lituanie et en Estonie, abandonner Tallinn et Riga, lutter désespérément sur la presqu'île de Sorve. Devenu le spécialiste des évacuations et des transports par mer, il dirigeait tout le ravitaillement maritime de l'armée de Courlande. Et maintenant, le destin l'avait amené à Gdynia.
Alors même qu'il se battait au téléphone pour s'assurer quelques-uns des navires dont il avait besoin, il ne se faisait plus d'illusions. Il n'arriverait jamais à sauver tout le monde, mais il pouvait encore soustraire à la mort où à un sort plus sombre 1 ou 2 millions d'hommes.
Cependant, des spectacles affreux se déroulaient à Pillau sur les quais d'embarquement. Des bébés emmaillotés servaient de cartes de priorité aux réfugiés. Au cours des semaines précédentes, on avait affecté certains navires aux personnes chargées d'enfants, mères, pères ou grands-parents. Aussi voyait-on une femme embarquer avec son bébé, puis le jeter du haut du pont à sa mère, à sa soeur, à son mari demeurés à quai, pour qu'ils montent à leur tour à bord. L'enfant tombait souvent à l'eau entre bateau et môle, ou bien était piétiné à mort par la foule, à moins que des inconnus le happent au vol et se servent de lui pour se sauver.
On volait les bébés aux mères endormies ou inattentives. On vit brusquement des soldats porteurs d'enfants. Le bébé sur le bras, ou se contentant parfois d'un paquet emmailloté, ils prétendaient qu'ils devaient mettre leur famille en sûreté. Certains se déguisaient en femmes avec des vêtements volés ou prêtés. Ceux qui tombaient entre les mains de la gendarmerie ou des SS se balançaient bientôt aux lampadaires et aux échafaudages du port, mannequins enneigés que la tempête faisait virevolter au-dessus de la foule.
Il y avait là des femmes qui accouchaient dans une grange, dans une baraque ou un coin quelconque; souvent violées par les Russes en cours de route, malgré leur état avancé de grossesse, elles avaient réussi à s'échapper. Des orphelins, serrant parfois contre eux une simple couverture, gisaient à même le plancher des charrettes avec leurs membres gelés. Dans un piétinement de semelles de bois passait une colonne lamentable de prisonniers de guerre russes, bonnets enfoncés le plus bas possible, capotes que maintenaient tant bien que mal des ficelles de papier : l'ordre était venu d'en haut de les évacuer vers l'ouest ! Des vieillards s'effondraient la nuit dans une entrée de porte et ne se réveillaient plus. Tout cela composait un immense tableau, celui d'une multitude déchirée entre la panique et une résignation plus tragique chez les vieillards que l'angoisse et la terreur.
Le 5 février, au crépuscule, on vit de longues colonnes de réfugiés se diriger vers le port. Un bruit s'était répandu : des navires venaient d'arriver. Des carcasses des maisons, des boutiques et des granges effondrées, des milliers de personnes sortirent, se traînant les unes derrières les autres comme des fourmis. Et rien ne put arrêter ce flot ni même le contrôler, ni la gendarmerie de campagne, ni les commandos spéciaux des Gauleiters du cru. On entendait le halètement de ces femmes éreintées qui, pour la quatrième, la cinquième ou la huitième fois, leur dernier-né sur le bras, donnant la main aux autres enfants, le dos courbé sous la valise ou sous le sac, se hâtaient désespérément vers le port. C'était le piétinement tâtonnant, indiciblement lugubre, d'une foule innombrable. En voyant les poupes surélevées des navires, leur pas s'accélérait, se transformait en course : il fallait être les premiers au bateau !
Tous se précipitaient à bord. Pensaient-ils au sort du Wilhelm Gustloff, récemment torpillé par un sous-marin soviétique alors qu'il transportait 5 000 réfugiés ? La terreur les faisait s'accroupir sur le plancher métallique, serrés les uns contre les autres à tel point que ceux qui perdaient connaissance ne s'affaissaient pas.