François Delpla a écrit:A nouveau, une exigence de documents précis pour démontrer ce qui va de soi et, en l'absence de ceux-ci, la bénédiction donnée à une thèse beaucoup plus branlante !
Carlo lui-même a reconnu que Staline "attendait probablement un ultimatum" et, comme c'est curieux, tu ne lui as pas sauté dessus pour lui demander ses preuves.
J'ai évoqué cette possibilité parmi plusieurs autres, mais le document de Mosca est intéressant et nous éloigne toujours un peu plus du Staline hypnotisé, "tremblant comme une feuille"...
François Delpla a écrit:Je m'oppose à toute théorie prétendant que Staline a des affinités "totalitaires" avec le Reich ou veut à quelque moment que ce soit, et notamment au moment du pacte germano-soviétique, partager un gâteau avec lui.
Là-dessus nous n'avons aucuns désaccords et croyez-moi, je trouve cela extrêmement agréable.
François Delpla a écrit:Il n'est pas, comme Hitler, un fondateur de religion et de régime, c'est un suiveur, l'héritage de Lénine est trop grand pour lui et il s'efforce de le conserver en l'adaptant à ses propres capacités de dictateur méfiant, prompt à massacrer tout suspect. Ce n'est pas pour nourrir des projets d'extension quelconques, sinon de très modestes, du côté des couloirs d'invasion. La reconstitution des frontières tsaristes lui suffirait largement. Mais par dessus tout, il sait qu'il doit contenir un voisin allemand puissant, redoutable et fondamentalement hostile.
Un suiveur? Lui en tout cas se voit ainsi. Mais ce qu'il construit, théoriquement et pratiquement, me semble plus impressionnant et durable que le nazisme. Dès le départ la tâche fixée est autrement plus ardue que ce que se fixe Hitler qui n'a jamais dit qu'il allait transformer la société allemande mais la purifier. Hitler n'a pas à développer une industrie déjà présente et performante, il possède une des populations les plus éduquées du monde avec une tradition de savoir-faire qui a peu d'équivalent. Quelques décors suffisent à la mise en place, avec des ressources intellectuelles de premier plan, de la "religion" nouvelle. Pour la symbolique on puise à loisir dans le riche fond germano-germanique, toutes les fantaisies sont permises puisque, de toute manière, la cohérence idéologique n'est pas une obligation (on se dit socialiste et le drapeau devient rouge). Ce que fonde Hitler, c'est avant tout un décorum lyrique, sinistre et exaltant, mais où tout ceux qui n'en sont pas exclus peuvent trouver de quoi les satisfaire.
Staline c'est un peu plus compliqué, d'abord il y a le cahier des charges, le marxisme, avec son vocabulaire, ses thuriféraires sourcilleux et pointus, qu'il agrémente, sous la désignation nouvelle de marxisme-léninisme, d'apports pratiques et théoriques auxquels il est forcé de trouver une cohérence. Ensuite la Russie n'est pas l'Allemagne et cela Staline le comprend mieux que quiconque, je pense même que c'est sans doute un de ses points forts: une vue réaliste des possibilités. Ce n'est certes pas un manque de vision ou d'ambitions, quel homme politique du XXème siècle a réussi à étendre de façon aussi spectaculaire l'influence de son pays? Tout cela ne s'est pas fait malgré lui même si sa prudence peut nous faire croire le contraire (en Chine notamment) et si l'échec est parfois au rendez-vous (Tito).
Qui vous dit qu'il aspire aux frontières tsaristes? Il est clair au contraire que son dessein est à la fois différent (il ne récupère pas la Pologne ou la Finlande dans l'URSS) et beaucoup plus ambitieux. Staline est peut-être aussi un dictateur méfiant, mais c'est d'abord un communiste fanatique. Mais attention, dans cette révolution mondiale, il est bien décidé à ne pas exposer inutilement la "brigade de choc du prolétariat" que constitue à ses yeux l'URSS.
François Delpla a écrit:Depuis Munich, au moins, il n'agit plus, il ne fait que réagir à ce qu'il suppose être des intentions allemandes. Il espère très fort profiter du piétinement des accords de Munich par Hitler à la mi-mars 39 pour nouer une entente avec l'Occident contre toute nouvelle expansion allemande puis, Hitler ayant manoeuvré victorieusement pour éviter cela, il ne lui reste qu'à signer avec lui, la queue basse, moyennant la ruine désastreuse de son prestige international et des partis communistes occidentaux.
La chute de la France est la pire des nouvelles, devant laquelle, de surcroît, il est obligé de faire diplomatiquement bonne figure.
Ruine désastreuse? Qu'est-ce que le prestige international de Staline en 39? Rien du tout, tous prennent son régime pour un village potemkine, ne lui accordant qu'une confiance très modérée, les Français sont bien les seuls à faire un effort. Les partis communistes? Ils sont de toute manière en pleine "refondation" et cela bien avant le pacte, après la politique des fronts populaires dont les résultats sont mitigés. Le pacte et sa contestation ne fait que renforcer le processus de transformation des partis autour de noyaux durs. Même là Staline se prépare, non seulement à la guerre, mais aussi à l'expansion politique qui ne manquera pas d'en résulter (cette étape "hardcore" préparant à une massification des partis).
Non Staline ne reste pas sans réagir, sinon à Hitler, en tout cas à la situation internationale et son action est étonnamment cohérente si on veut bien l'analyser jusqu'en 1945 et non jusqu'au 22 juin 41 et une attaque surprise qui si elle ne le prend pas au dépourvu n'en reste pas moins une initiative allemande.
François Delpla a écrit:Alors, il est plus que jamais réduit au funambulisme : il doit bien sûr faire comprendre à Hitler qu'une invasion ne serait pas une partie de plaisir, mais se sent tenu, non moins sûrement, de ne pas avoir l'air de se préparer à profiter des difficultés que cause à Hitler l'entêtement churchillien.
La politique demande les aptitudes les plus diverses, pourquoi pas le funambulisme.
François Delpla a écrit:La façon dont il dose cette quadrature du cercle est fonction de sa certitude, ou non, d'être attaqué en 1941. Visiblement il n'en est pas certain. Là est l'erreur qui multiplie le coût humain de la guerre, et qui fait passer l'URSS à deux doigts de l'anéantissement.
Toujours le même problème: il ne veut pas de la guerre en 41, parce qu'il sait que l'URSS n'est pas prête. L'URSS n'est pas l'Allemagne, ni économiquement, ni industriellement, ni militairement. L'Allemagne possède depuis le XVIIIème siècle le corps des officiers le plus réputé du monde, on ne peut pas dire que l'officier russe ait toujours eu la même réputation et on pourrait ainsi multiplier les exemples. Les craintes d'un affrontement frontal sont plus que justifiées et les deux premiers mois de Barbarossa l'attestent, mais l'URSS s'est bâti un potentiel industriel et militaire qui parviendra à renverser la situation et cela n'est pas tombé du ciel, ni n'a été créé par le verbe churchillien... En fait il y aurait lieu de s'interroger sur ces "deux doigts" qui sépare l'URSS de l'anéantissement. D'abord ce que Hitler pouvait espérer n'est pas un anéantissement, mais comme en 17, un effondrement. Et le régime soviétique ne montre à aucun moment les signes d'un effondrement, c'est d'autant plus remarquable que sur le terrain militaire, on assiste à plusieurs anéantissements, des armées entières disparaissent sans que soit remis en cause le leadership.
Mais attention, je ne considère ni Hitler, ni Churchill, ni Staline en l’occurrence comme des surhommes dotés de super-pouvoirs. Ce sont bien sûr des gens intelligents, Staline a fait des analyses correctes et d'autres moins, tous les trois ont dû parfois subir les événements. Si je veux ici replacer Staline dans ce contexte, ce n'est pas pour en faire l'apologie mais bien parce que votre approche n'aide pas à comprendre la suite de la guerre et aussi parce que je continue à penser que si il faut absolument trouver parmi les événements l'un ou l'autre qui soit plus décisif dans la victoire finale, je continue à avoir du mal avec le grain de sable churchillien. Non pas parce que je minimise l'apport de Churchill, mais parce qu'au contraire vous le maximiser.
Je reste persuadé qu'une paix anglaise en 1940 n'aurait pas eu un effet aussi décisif sur la poursuite de la guerre qu'une défaite des Soviétiques en 1941. Cette paix anglaise n'est pas l'assurance d'une victoire allemande en Russie (pas plus que la météo ou un départ plus tôt des troupes), elle n'est même pas l'assurance que l'Angleterre ne reprendra pas le combat une fois mis en place un axe soviéto-américain qui aurait été inéluctable. Tandis qu'une victoire allemande en URSS (surtout rapide) est l'assurance d'une domination longue de Hitler qui voit ses moyens multipliés, il reste encore 4 ans avant une éventuelle bombe US, bombe à laquelle une Allemagne en paix (entretemps Churchill a été poussé à la démission) a amplement le temps de consacrer ses ressources illimités (elle est entrée dans le moyen-Orient comme dans du beurre, en Afrique les gouverneurs se rallient et l'union sud-af devient indépendante et pro-allemande dans la meilleure tradition boer) à des recherches nucléaires... Et cette mécanique-là Churchill aurait voulu y glisser tout le sable de Tobrouk qu'il n'aurait pu la gripper.